Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 12.djvu/128

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se répandit en excuses et en protestations d’amour, elle ne répondit pas ; il lui prit les mains, elle les lui laissa prendre, elles étaient comme glacées, comme des mains de morte. Tullia, vous comprenez, jouait admirablement ce rôle de cadavre que jouent les femmes, afin de vous prouver qu’elles vous refusent leur consentement à tout, qu’elles vous suppriment leur âme, leur esprit, leur vie, et se regardent elles-mêmes comme une bête de somme. Il n’y a rien qui pique plus les gens de cœur que ce manége. Elles ne peuvent cependant employer ce moyen qu’avec ceux qui les adorent. — « Croyez-vous, me dit-elle de l’air le plus méprisant, qu’un comte aurait proféré pareille injure, quand même il l’aurait pensée ? Pour mon malheur, j’ai vécu avec des ducs, avec des ambassadeurs, avec des grands seigneurs, et je connais leurs manières. Comme cela rend la vie bourgeoise insupportable ! Après tout un vaudevilliste n’est ni un Rastignac, ni un Réthoré… » Du Bruel était blême. Deux jours après, du Bruel et moi nous nous rencontrâmes au foyer de l’Opéra ; nous fîmes quelques tours ensemble, et la conversation tomba sur Tullia. — « Ne prenez pas au sérieux, me dit-il, mes folies sur le boulevard, je suis violent. » Pendant deux hivers, je fus assez assidu chez du Bruel, et je suivis attentivement les manéges de Claudine. Elle eut un brillant équipage et du Bruel se lança dans la politique, elle lui fit abjurer ses opinions royalistes. Il se rallia, fut replacé dans l’administration de laquelle il faisait autrefois partie, elle lui fit briguer les suffrages de la garde nationale, il y fut élu chef de bataillon ; il se montra si valeureusement dans une émeute, qu’il eut la rosette d’officier de la Légion-d’Honneur, il fut nommé maître des requêtes, et chef de division. L’oncle Chaffaroux mourut, laissant quarante mille livres de rente à sa nièce, les trois quarts de sa fortune environ. Du Bruel fut nommé député, mais auparavant, pour n’être pas soumis à la réélection, il se fit nommer Conseiller-d’État et directeur. Il réimprima des traités d’archéologie, des œuvres de statistique, et deux brochures politiques qui devinrent le prétexte de sa nomination à l’une des complaisantes Académies de l’Institut. En ce moment, il est commandeur de la Légion, et s’est tant remué dans les intrigues de la Chambre qu’il vient d’être nommé pair de France et comte. Notre ami n’ose pas encore porter ce titre, sa femme seule met sur ses cartes : la comtesse du Bruel. L’ancien vaudevilliste a l’ordre de Léopold, l’ordre d’Isabelle, la croix de Saint Wladimir, deuxième classe, l’ordre du Mérite civil de Bavière, l’ordre papal