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qu’il sonnât un coup de cloche. Le lendemain, l’alarme régnait à la Bourse. Les Keller conseillés par Palma cédèrent leurs valeurs à dix pour cent de remise, et firent autorité à la Bourse : on les savait très-fins. Taillefer donna dès lors trois cent mille francs à vingt pour cent, Martin Faleix deux cent mille à quinze pour cent. Gigonnet devina le coup ! Il chauffa la panique afin de se procurer du papier Nucingen pour gagner quelques deux ou trois pour cent en le cédant à Werbrust. Il avise, dans un coin de la Bourse, le pauvre Matifat, qui avait trois cent mille francs chez Nucingen. Le droguiste, pâle et blême, ne vit pas sans frémir le terrible Gigonnet, l’escompteur de son ancien quartier, venant à lui pour le scier en deux. — Ça va mal, la crise se dessine, Nucingen arrange ! mais ça ne vous regarde pas, père Matifat, vous êtes retiré des affaires. — Hé ! bien, vous vous trompez, Gigonnet, je suis pincé de trois cent mille francs avec lesquels je voulais opérer sur les rentes d’Espagne. — Ils sont sauvés, les rentes d’Espagne vous auraient tout dévoré, tandis que je vous donnerai quelque chose de votre compte chez Nucingen, comme cinquante pour cent. — J’aime mieux voir venir la liquidation, répondit Matifat, jamais un banquier n’a donné moins de cinquante pour cent. Ah ! s’il ne s’agissait que de dix pour cent de perte, dit l’ancien droguiste. — Hé ! bien, voulez-vous à quinze ? dit Gigonnet. — Vous me paraissez bien pressé, dit Matifat. — Bonsoir, dit Gigonnet. — Voulez-vous à douze ? — Soit, dit Gigonnet. Deux millions furent rachetés le soir et balancés chez Nucingen par du Tillet, pour le compte de ces trois associés fortuits, qui le lendemain touchèrent leur prime. La vieille, jolie, petite baronne d’Aldrigger déjeunait avec ses deux filles et Godefroid, lorsque Rastignac vint d’un air diplomatique engager la conversation sur la crise financière. Le baron de Nucingen avait une vive affection pour la famille d’Aldrigger, il s’était arrangé, en cas de malheur, pour couvrir le compte de la baronne par ses meilleures valeurs, des actions dans les mines de plomb argentifère ; mais pour la sûreté de la baronne, elle devait le prier d’employer ainsi les fonds. — Ce pauvre Nucingen, dit la baronne, et que lui arrive-t-il donc ? — Il est en Belgique, sa femme demande une séparation de biens ; mais il est allé chercher des ressources chez des banquiers. — Mon Dieu, cela me rappelle mon pauvre mari ! Cher monsieur de Rastignac, comme cela doit vous faire mal, à vous si attaché à cette maison-là. —