Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 11.djvu/56

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

il semble qu’elles se compromettent en disant : J’ai faim ! — Et pourquoi tout seul, dit Godefroid en voyant arriver Rastignac. — Madame de Nucingen est triste, je te conterai tout cela, répondit Rastignac qui avait une tenue d’homme contrarié. — De la brouille ?… s’écria Godefroid. — Non, dit Rastignac. À quatre heures, les femmes envolées au bois de Boulogne, Rastignac resta dans le salon, et il regarda mélancoliquement par la fenêtre Toby, Joby, Paddy, qui se tenait audacieusement devant le cheval attelé au tilbury, les bras croisés comme Napoléon, il ne pouvait pas le tenir en bride autrement que par sa voix clairette, et le cheval craignait Joby, Toby. — Hé ! bien, qu’as-tu, mon cher ami, dit Godefroid à Rastignac, tu es sombre, inquiet, ta gaieté n’est pas franche. Le bonheur incomplet te tiraille l’âme ! Il est en effet bien triste de ne pas être marié à la Mairie et à l’Église avec la femme que l’on aime. — As-tu du courage, mon cher, pour entendre ce que j’ai à te dire, et sauras-tu reconnaître à quel point il faut s’attacher à quelqu’un pour commettre l’indiscrétion dont je vais me rendre coupable ? lui dit Rastignac de ce ton qui ressemble à un coup de fouet. — Quoi, dit Godefroid en pâlissant. — J’étais triste de ta joie, et je n’ai pas le cœur, en voyant tous ces apprêts, ce bonheur en fleur, de garder un secret pareil. — Dis donc en trois mots. — Jure-moi sur l’honneur que tu seras en ceci muet comme une tombe. — Comme une tombe. — Que si l’un de tes proches était intéressé dans ce secret, il ne le saurait pas. — Pas. — Hé ! bien, Nucingen est parti cette nuit pour Bruxelles, il faut déposer si l’on ne peut pas liquider. Delphine vient de demander ce matin même au Palais sa séparation de biens. Tu peux encore sauver ta fortune. — Comment ? dit Godefroid en se sentant un sang de glace dans les veines. — Écris tout simplement au baron de Nucingen une lettre antidatée de quinze jours, par laquelle tu lui donnes l’ordre de t’employer tous tes fonds en actions (et il lui nomma la société Claparon). Tu as quinze jours, un mois, trois mois peut-être pour les vendre au-dessus du prix actuel, elles gagneront encore. — Mais d’Aiglemont qui déjeunait avec nous, d’Aiglemont qui a chez Nucingen un million. — Écoute, je ne sais pas s’il se trouve assez de ces actions pour le couvrir, et puis, je ne suis pas son ami, je ne puis pas trahir les secrets de Nucingen, tu ne dois pas lui en parler. Si tu dis un mot, tu me réponds des conséquences. Godefroid resta pendant dix minutes dans la plus parfaite immobi-