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mena dans une embrasure de croisée, où il lui dit quelques mots à voix basse qui firent changer de couleur la pauvre Clotilde ; car sa mère, qu’elle observait écoutant le duc, laissa paraître sur sa figure une vive surprise.

— Jean, dit le duc à l’un des domestiques, tenez, portez ce petit mot à monsieur le duc de Chaulieu, priez-le de vous donner réponse par oui ou non. — Je l’invite à venir dîner avec nous aujourd’hui, dit-il à sa femme.

Le déjeuner avait été profondément triste : la duchesse parut pensive, le duc sembla fâché contre lui-même, et Clotilde eut beaucoup de peine à retenir ses larmes.

— Mon enfant, votre père a raison, obéissez-lui, lui dit-elle d’une voix attendrie. Je ne puis vous dire comme lui : « Ne pensez pas à Lucien ! » Non, je comprends ta douleur. (Clotilde baisa la main de sa mère.) — Mais je te dirai, mon ange : « attends, sans faire une seule démarche, souffre en silence, puisque tu l’aimes, et sois confiante en la sollicitude de tes parents ! » Les grandes dames, mon enfant, sont grandes parce qu’elles savent toujours faire leur devoir dans toutes les occasions, et avec noblesse.

— De quoi s’agit-il ?… demanda Clotilde pâle comme un lys.

— De choses trop graves pour qu’on puisse t’en parler, mon cœur, répondit la duchesse ; car, si elles sont fausses, ta pensée en serait inutilement salie ; et si elles sont vraies, tu dois les ignorer.

À six heures, le duc de Chaulieu vint trouver dans son cabinet le duc de Grandlieu qui l’attendait.

— Dis donc, Henri… (Ces deux ducs se tutoyaient et s’appelaient par leurs prénoms. C’est une de ces nuances inventées pour marquer les degrés de l’intimité, repousser les envahissements de la familiarité française et humilier les amours-propres.)

— Dis donc, Henri, je suis dans un embarras si grand, que je ne peux prendre conseil que d’un vieil ami qui connaisse bien les affaires et tu en as la triture. Ma fille Clotilde aime, comme tu le sais, ce petit Rubempré qu’on m’a quasi contraint de lui promettre pour mari. J’ai toujours été contre ce mariage ; mais, enfin, madame de Grandlieu n’a pas su se défendre de l’amour de Clotilde. Quand ce garçon a eu acheté sa terre, quand il l’a eu payée aux trois quarts, il n’y a plus eu d’objections de ma part. Voici que j’ai reçu hier au soir une lettre anonyme (tu sais le cas qu’on en doit faire) où l’on m’affirme que la fortune de ce garçon provient d’une