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— C’est l’air de la Suisse, on y devient économe… Tiens, vas-y ma chère ! fais-y un Suisse, et tu en feras peut-être un mari ! car ils ne savent pas encore ce que sont des femmes comme nous… Dans tous les cas, tu en reviendras avec l’amour des rentes sur le Grand-Livre, un amour honnête et délicat ! Adieu.

Esther remonta dans sa belle voiture attelée des plus magnifiques chevaux gris-pommelés qui fussent alors à Paris.

— La femme qui monte en voiture, dit alors Peyrade en anglais à Contenson, est bien, mais j’aime encore mieux celle qui se promène, tu vas la suivre et savoir qui elle est.

— Voici ce que cet Anglais vient de dire en anglais, dit Théodore Gaillard en répétant à madame du Val-Noble la phrase de Peyrade.

Avant de se risquer à parler anglais, Peyrade avait lâché dans cette langue un mot qui fit faire à Théodore Gaillard un mouvement de physionomie par lequel il s’était assuré que le journaliste savait l’anglais. Madame du Val-Noble alla dès lors très lentement chez elle, rue Louis-le-Grand, dans un hôtel garni décent, en regardant de côté pour voir si le mulâtre la suivait. Cet établissement appartenait à une madame Gérard que, dans ses jours de splendeur, madame du Val-Noble avait obligée, et qui lui témoignait de la reconnaissance en la logeant d’une façon convenable. Cette bonne femme, bourgeoise honnête et pleine de vertus, pieuse même, acceptait la courtisane comme une femme d’un ordre supérieur ; elle la voyait toujours au milieu de son luxe, elle la prenait pour une reine déchue ; elle lui confiait ses filles ; et, chose plus naturelle qu’on ne le pense, la courtisane était aussi scrupuleuse en les menant au spectacle que le serait une mère ; elle était aimée des deux demoiselles Gérard. Cette brave et digne hôtesse ressemblait à ces sublimes prêtres qui voient encore une créature à sauver, à aimer, dans ces femmes mises hors la loi. Madame du Val-Noble respectait cette honnêteté, souvent elle l’enviait en causant le soir, et en déplorant ses malheurs. — Vous êtes encore belle, vous pouvez faire une bonne fin, disait madame Gérard. Madame du Val-Noble n’était d’ailleurs tombée que relativement. La toilette de cette femme, si gaspilleuse et si élégante, était encore assez bien fournie pour lui permettre de paraître, à l’occasion, comme le jour de Richard d’Arlington à la Porte-Saint-Martin, dans tout son éclat. Madame Gérard payait encore assez gracieusement les voitures dont la femme