Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 11.djvu/498

Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Que crains-tu ? dit Lucien en apparence plein d’intérêt.

— Il y a des curieux à ma piste… Il faut que j’aie l’air d’un vrai prêtre, et c’est bien ennuyeux ! Le diable ne me protégera plus, me voyant un bréviaire sous le bras.

En ce moment le baron de Nucingen, qui s’en alla donnant le bras à son caissier, atteignait à la porte de son hôtel.

Chai pien beur, dit-il en rentrant, t’affoir vaid eine vichu gambagne… Pah ! nus raddraberons ça…

Le malheir esd que monnesser le paron s’esd avviché, répondit le bon Allemand en ne s’occupant que du décorum.

Ui, ma maîdresse an didre toid êdre tans eine bosission tigne te moi, répondit ce Louis XIV de comptoir.

Sûr d’avoir tôt ou tard Esther, le baron redevint le grand financier qu’il était. Il reprit si bien la direction de ses affaires que son caissier, en le trouvant le lendemain, à six heures, dans son cabinet, vérifiant des valeurs, se frotta les mains.

Técitément, monnessier le paron a vaid eine égonomie la nuid ternière, dit-il avec un sourire d’Allemand, moitié fin, moitié niais.

Si les gens riches à la manière du baron de Nucingen ont plus d’occasions que les autres de perdre de l’argent, ils ont aussi plus d’occasions d’en gagner, alors même qu’ils se livrent à leurs folies. Quoique la politique financière de la fameuse Maison de Nucingen se trouve expliquée ailleurs, il n’est pas inutile de faire observer que de si considérables fortunes ne s’acquièrent point, ne se constituent point, ne s’agrandissent point, ne se conservent point, au milieu des révolutions commerciales, politiques et industrielles de notre époque, sans qu’il y ait d’immenses pertes de capitaux, ou, si vous voulez, des impositions frappées sur les fortunes particulières. On verse très-peu de nouvelles valeurs dans le trésor commun du globe. Tout accaparement nouveau représente une nouvelle inégalité dans la répartition générale. Ce que l’État demande, il le rend ; mais ce qu’une Maison Nucingen prend, elle le garde. Ce coup de Jarnac échappe aux lois, par la raison qui eût fait de Frédéric II un Jacques Collin, un Mandrin, si, au lieu d’opérer sur les provinces à coups de batailles, il eût travaillé dans la contrebande ou sur les valeurs mobilières. Forcer les États européens à emprunter à vingt ou dix pour cent, gagner ces dix ou vingt pour cent avec les capitaux du public, rançonner en grand les industries