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puissent remuer un homme aussi pourri que Nucingen. Tu ne pouvais pas cacher un laideron, que diable ! Quand cette poupée aura joué son rôle, je l’enverrai, sous la conduite d’une personne sûre, à Rome ou à Madrid, où elle fera des passions.

— Puisque nous ne l’avons que pour peu de temps, dit Lucien, j’y retourne…

— Va, mon fils, amuse-toi… Demain tu auras un jour de plus. Moi, j’attends quelqu’un que j’ai chargé de savoir ce qui se passe chez le baron de Nucingen.

— Qui ?

— La maîtresse de son valet de chambre, car enfin faut-il savoir à tout moment ce qui se passe chez l’ennemi.

À minuit, Paccard, le chasseur d’Esther, trouva l’abbé sur le pont des Arts, l’endroit le plus favorable à Paris pour se dire deux mots qui ne doivent pas être entendus. Tout en causant, le chasseur regardait d’un côté pendant que l’abbé regardait de l’autre.

— Le baron est allé ce matin à la Préfecture de police, de quatre heures à cinq heures, dit le chasseur, et il s’est vanté ce soir de trouver la femme qu’il a vue au bois de Vincennes, on la lui a promise…

— Nous serons observés ! dit Jacques Collin, mais par qui ?…

— On s’est déjà servi de Louchard, le Garde du Commerce.

— Ce serait un enfantillage, répondit l’abbé. Nous n’avons que la brigade de sûreté, la police judiciaire à craindre ; et du moment où elle ne marche pas, nous pouvons marcher, nous !…

— Quel est l’ordre ? dit Paccard de l’air respectueux que devait avoir un maréchal en venant prendre le mot d’ordre de Louis XVIII.

— Vous sortirez tous les soirs à dix heures, répondit le faux abbé, vous irez bon train au bois de Vincennes, dans les bois de Meudon et de Ville-d’Avray. Si quelqu’un vous observe ou vous suit, laisse-toi faire, sois liant, causant, corruptible. Tu parleras de la jalousie de Rubempré, qui est fou de madame, et qui, surtout, ne veut pas qu’on sache dans le monde qu’il a une maîtresse de ce genre-là…

— Suffit ! Faut-il s’armer ?…

— Jamais ! dit vivement Jacques. Une arme !… à quoi cela sert-il ? à faire des malheurs. Ne te sers dans aucun cas de ton couteau de chasseur. Quand on peut casser les jambes à l’homme le plus fort par le coup que je t’ai montré !… quand on peut se battre avec trois argousins armés avec la certitude d’en mettre deux à