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Lucien viendra ce soir vous dire adieu, brûlez ceci devant lui… »

Lucien brûla sur-le-champ ce billet à la flamme d’une bougie.

— Écoute, mon Lucien, dit Esther après avoir entendu la lecture de ce billet comme un criminel écoute celle de son arrêt de mort, je ne te dirai pas que je t’aime, ce serait une bêtise… Voici cinq ans bientôt qu’il me semble aussi naturel de t’aimer que de respirer, de vivre… Le premier jour où mon bonheur a commencé sous la protection de cet être inexplicable, qui m’a mise ici comme on met une petite bête curieuse dans une cage, j’ai su que tu devais te marier. Le mariage est un élément nécessaire de ta destinée, et Dieu me garde d’arrêter les développements de ta fortune. Ce mariage est ma mort. Mais je ne t’ennuierai point ; je ne ferai pas comme les grisettes qui se tuent à l’aide d’un réchaud de charbon, j’en ai eu assez d’une fois ; et, deux fois, ça écœure, comme dit Mariette. Non : je m’en irai bien loin, hors de France. Asie a des secrets de son pays, elle m’a promis de m’apprendre à mourir tranquillement. On se pique, paf ! tout est fini. Je ne demande qu’une seule chose, mon ange adoré, c’est de ne pas être trompée. J’ai mon compte de la vie : j’ai eu, depuis le jour où je t’ai vu, en 1824, jusqu’aujourd’hui, plus de bonheur qu’il n’en tient dans dix existences de femmes heureuses. Ainsi, prends-moi pour ce que je suis : une femme aussi forte que faible. Dis-moi : « Je me marie ». Je ne te demande plus qu’un adieu bien tendre, et tu n’entendras plus jamais parler de moi.

Il y eut un moment de silence après cette déclaration, dont la sincérité ne peut se comparer qu’à la naïveté des gestes et de l’accent.

— S’agit-il de ton mariage ? dit-elle en plongeant un de ces regards fascinateurs et brillants, comme la lame d’un poignard dans les yeux bleus de Lucien.

— Voici dix-huit mois que nous travaillons à mon mariage, et il n’est pas encore conclu, répondit Lucien, je ne sais pas quand il pourra se conclure ; mais il ne s’agit pas de cela, ma chère petite… il s’agit de l’abbé, de moi, de toi… nous sommes sérieusement menacés… Nucingen t’a vue…

— Oui, dit-elle, à Vincennes, il m’a donc reconnue ?…

— Non, répondit Lucien, mais il est amoureux de toi à en perdre sa caisse. Après dîner, quand il t’a dépeinte en parlant de votre