— Est-ce ta volonté, dit-elle, que je reste sous la puissance de cet homme qui me fait garder par ces deux hyènes ?
Lucien inclina la tête. La pauvre fille réprima sa tristesse et parut joyeuse ; mais elle fut horriblement oppressée. Il fallut plus d’un an de soins constants et dévoués pour qu’elle s’habituât à ces deux terribles créatures, que l’abbé nommait les deux chiens de garde.
La conduite de Lucien, depuis son retour à Paris, était marquée au coin d’une politique si profonde, qu’il devait exciter et qu’il excita la jalousie de tous ses anciens amis, envers lesquels il n’exerça pas d’autre vengeance que de les faire enrager par ses succès, par sa tenue irréprochable, et par sa façon de laisser les gens à distance. L’auteur des Marguerites, ce poète si communicatif, si expansif, devint froid et réservé. De Marsay, ce type adopté par la jeunesse parisienne, n’apportait pas dans ses discours et dans ses actions plus de mesure que n’en avait Lucien. Quant à de l’esprit, l’auteur et le journaliste avaient fait leurs preuves. De Marsay, à qui bien des gens opposaient Lucien avec complaisance en donnant la préférence au poète, eut la petitesse de s’en taquiner. Lucien, très en faveur auprès des hommes qui exerçaient secrètement le pouvoir, abandonna si bien toute pensée de gloire littéraire, qu’il fut insensible au succès de son roman, republié sous son vrai titre de l’Archer de Charles IX, et au bruit que fit son recueil de sonnets vendu par Dauriat en une seule semaine.
— C’est un succès posthume, répondit-il en riant, à mademoiselle des Touches qui le complimentait.
Le terrible Espagnol maintenait sa créature avec un bras de fer dans la ligne au bout de laquelle les fanfares et les profits de la victoire attendent les politiques patients. Lucien avait pris l’appartement de garçon de Beaudenord, sur le quai Malaquais, afin de se rapprocher de la rue Taitbout. L’abbé s’était logé dans trois chambres de la même maison, au quatrième étage. Lucien n’avait plus qu’un cheval de selle et de cabriolet, un domestique et un palefrenier. Quand il ne dînait pas en ville, il dînait chez Esther. L’abbé surveillait si bien les gens au quai Malaquais, que Lucien ne dépensait pas en tout dix mille francs par an. Dix mille francs suffisaient à Esther, grâce au dévouement constant, inexplicable d’Europe et d’Asie. Lucien employait les plus grandes précautions pour aller rue Taitbout ou pour en sortir. Il n’y venait jamais qu’en fiacre,