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Esther et Lucien reparurent, et la pauvre fille dit, sans oser regarder l’homme mystérieux : — Vous serez obéi comme on obéit à Dieu, monsieur.

— Bien ! Répondit-il, vous pourrez être, pendant quelque temps, heureuse, et… vous n’aurez que des toilettes de chambre et de nuit à faire, ce sera très économique. Et les deux amants se dirigèrent vers la salle à manger ; mais le protecteur de Lucien fit un geste pour arrêter le joli couple, qui s’arrêta. — Je viens de vous parler de vos gens, mon enfant, dit-il à Esther, je dois vous les présenter.

L’Espagnol sonna deux fois. Les deux femmes, qu’il nommait Europe et Asie, apparurent, et il fut facile de voir la cause de ces surnoms.

Asie, qui devait être née à l’île de Java, offrait au regard, pour l’épouvanter, ce visage cuivré particulier aux Malais, plat comme une planche, et où le nez semble avoir été rentré par une compression violente. L’étrange disposition des os maxillaires donnait au bas de cette figure une ressemblance avec la face des singes de la grande espèce. Le front, quoique déprimé, ne manquait pas d’une intelligence produite par l’habitude de la ruse. Deux petits yeux ardents conservaient le calme de ceux des tigres, mais ils ne regardaient point en face. Asie semblait avoir peur d’épouvanter son monde. Les lèvres, d’un bleu pâle, laissaient passer des dents d’une blancheur éblouissante, mais entre-croisées. L’expression générale de cette physionomie animale était la lâcheté. Les cheveux, luisants et gras, comme la peau du visage, bordaient de deux bandes noires un foulard très riche. Les oreilles, excessivement jolies, avaient deux grosses perles brunes pour ornement. Petite, courte, ramassée, Asie ressemblait à ces créations falotes que se permettent les Chinois sur leurs écrans, ou plus exactement, à ces idoles hindoues dont le type ne paraît pas devoir exister, mais que les voyageurs finissent par trouver. En voyant ce monstre, paré d’un tablier blanc sur une robe de stoff, Esther eut le frisson.

— Asie ! dit l’Espagnol vers qui cette femme leva la tête par un mouvement qui n’est comparable qu’à celui du chien regardant son maître, voilà votre maîtresse.

Et il montra du doigt Esther en peignoir. Asie regarda cette jeune fée avec une expression quasi douloureuse ; mais en même temps une lueur étouffée entre ses petits cils pressés partit comme la flammèche d’un incendie sur Lucien qui, vêtu d’une magnifi-