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jamais y avoir : un secret ! Ce secret dure depuis seize mois. Tu aimes une femme.

— Après…

— Une fille immonde, nommée la Torpille…

— Eh ! bien ?

— Mon enfant, je t’avais permis de prendre une maîtresse, mais une femme de la cour, jeune, belle, influente, au moins comtesse. Je t’avais choisi madame d’Espard, afin d’en faire sans scrupule un instrument de fortune ; car elle ne t’aurait jamais perverti le cœur, elle te l’aurait laissé libre… Aimer une prostituée de la dernière espèce, quand on n’a pas, comme les rois, le pouvoir de l’anoblir, est une faute énorme.

— Suis-je le premier qui ait renoncé à l’ambition pour suivre la pente d’un amour effréné ?

— Bon ! fit le prêtre en ramassant le bochettino du houka que Lucien avait laissé tomber par terre et le lui rendant, je comprends l’épigramme. Ne peut-on réunir l’ambition et l’amour ? Enfant, tu as dans le vieil Herrera une mère dont le dévouement est absolu…

— Je le sais, mon vieux, dit Lucien en lui prenant la main et la lui secouant.

— Tu as voulu les joujoux de la richesse, tu les as. Tu veux briller, je te dirige dans la voie du pouvoir, je baise des mains bien sales pour te faire avancer, et tu avanceras. Encore quelque temps, il ne te manquera rien de ce qui plaît aux hommes et aux femmes. Efféminé par tes caprices, tu es viril par ton esprit : j’ai tout conçu de toi, je te pardonne tout. Tu n’as qu’à parler pour satisfaire tes passions d’un jour. J’ai agrandi ta vie en y mettant ce qui la fait adorer par le plus grand nombre, le cachet de la politique et de la domination. Tu seras aussi grand que tu es petit ; mais il ne faut pas briser le balancier avec lequel nous battons monnaie. Je te permets tout, moins les fautes qui tueraient ton avenir. Quand je t’ouvre les salons du faubourg Saint-Germain, je te défends de te vautrer dans les ruisseaux. Lucien ! je serai comme une barre de fer dans ton intérêt, je souffrirai tout de toi, pour toi. Ainsi donc, j’ai converti ton manque de touche au jeu de la vie en une finesse de joueur habile…

Lucien leva la tête par un mouvement d’une brusquerie furieuse.

— J’ai enlevé la Torpille !

— Toi ? s’écria Lucien.