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et prit cette intéressante créature auprès d’elle pour la questionner. Esther était heureuse, elle se plaisait infiniment avec ses compagnes ; elle ne se sentait attaquée en aucune partie vitale, mais sa vitalité était essentiellement attaquée. Elle ne regrettait rien, elle ne désirait rien. La supérieure, étonnée des réponses de sa pensionnaire, ne savait que penser en la voyant en proie à une langueur dévorante. Le médecin fut appelé lorsque l’état de la jeune pensionnaire parut grave, mais ce médecin ignorait la vie antérieure d’Esther et ne pouvait la soupçonner ; il trouva la vie partout, la souffrance n’était nulle part. La malade répondit à renverser toutes les hypothèses. Restait une manière d’éclaircir les doutes du savant qui s’attachait à une affreuse idée : Esther refusa très obstinément de se prêter à l’examen du médecin. La supérieure en appela, dans ce danger, à l’abbé Herrera. L’Espagnol vint, vit l’état désespéré d’Esther, et causa pendant un moment à l’écart avec le docteur. Après cette confidence, l’homme de science déclara à l’homme de foi que le seul remède était un voyage en Italie. L’abbé ne voulut pas que ce voyage se fît avant le baptême et la première communion d’Esther.

— Combien faut-il de temps encore ? demanda le médecin.

— Un mois, répondit la supérieure.

Elle sera morte, répliqua le docteur.

— Oui, mais en état de grâce et sauvée, dit l’abbé.

La question religieuse domine en Espagne les questions politiques, civiles et vitales ; le médecin ne répliqua donc rien à l’Espagnol, il se tourna vers la supérieure ; mais le terrible abbé le prit alors par le bras pour l’arrêter.

— Pas un mot, monsieur ! dit-il.

Le médecin, quoique religieux et monarchique, jeta sur Esther un regard plein de pitié tendre. Cette fille était belle comme un lys penché sur sa tige.

— À la grâce de Dieu, donc ! s’écria-t-il en sortant.

Le jour même de cette consultation, Esther fut emmenée par son protecteur au Rocher de Cancale, car le désir de la sauver avait suggéré les plus étranges expédients à ce prêtre ; il essaya de deux excès : un excellent dîner qui pouvait rappeler à la pauvre fille ses orgies, l’Opéra qui lui présenterait quelques images mondaines. Il fallut son écrasante autorité pour décider la jeune sainte à de telles profanations. Herrera se déguisa si complètement en militaire