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tres, vous ne savez pas ce que c’est que l’amour. Il n’y a d’ailleurs que nous qui connaissions assez les hommes pour apprécier un Lucien. Un Lucien, voyez-vous, est aussi rare qu’une femme sans péché ; quand on le rencontre, on ne peut plus aimer que lui : voilà. Mais à un pareil être, il faut sa pareille. Je voulais donc être digne d’être aimée par mon Lucien. De là, est venu mon malheur. Hier, à l’Opéra, j’ai été reconnue par des jeunes gens qui n’ont pas plus de cœur qu’il n’y a de pitié chez les tigres ; encore m’entendrai-je avec un tigre ! Le voile d’innocence que j’avais est tombé ; leurs rires m’ont fendu la tête et le cœur. Ne croyez pas m’avoir sauvée, je mourrai de chagrin.

— Votre voile d’innocence ?… dit le prêtre, vous avez donc traité Lucien avec la dernière rigueur ?

— Oh ! mon père, comment vous, qui le connaissez, me faites-vous une semblable question ! répondit-elle en lui jetant un sourire superbe. On ne résiste pas à un Dieu.

— Ne blasphémez pas, dit l’ecclésiastique d’une voix douce. Personne ne peut ressembler à Dieu ; l’exagération va mal au véritable amour, vous n’aviez pas pour votre idole un amour pur et vrai. Si vous aviez éprouvé le changement que vous vous vantez d’avoir subi, vous eussiez acquis les vertus qui sont l’apanage de l’adolescence, vous auriez connu les délices de la chasteté, les délicatesses de la pudeur, ces deux gloires de la jeune fille. Vous n’aimez pas.

Esther fit un geste d’effroi que vit le prêtre, et qui n’ébranla point l’impassibilité de ce confesseur.

— Oui, vous l’aimez pour vous et non pour lui, pour les plaisirs temporels qui vous charment, et non pour l’amour en lui-même ; si vous vous en êtes emparée ainsi, vous n’aviez pas ce tremblement sacré qu’inspire un être sur qui Dieu a mis le cachet des plus adorables perfections : avez-vous songé que vous le dégradiez par votre impureté passée, que vous alliez corrompre un enfant par ces épouvantables délices qui vous ont mérité votre surnom, glorieux d’infamie ? Vous avez été inconséquente avec vous-même et avec votre passion d’un jour…

— D’un jour ! répéta-t-elle en levant les yeux.

— De quel nom appeler un amour qui n’est pas éternel, qui ne nous unit pas, jusque dans l’avenir du chrétien, avec celui que nous aimons ?