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empêché d’être destitué. Il lui était échappé de dire que, si jamais il arrivait malheur à monsieur Rabourdin par le fait de quelqu’un, il tuerait ce quelqu’un. Dutocq caressait bassement Fleury, tant il le redoutait. Fleury, criblé de dettes, jouait mille tours à ses créanciers. Expert en législation, il ne signait point de lettres de change, et avait lui-même mis sur son traitement des oppositions sous le nom de créanciers supposés, en sorte qu’il le touchait presque en entier. Lié très-intimement avec une comparse de la Porte Saint-Martin, chez laquelle étaient ses meubles, il jouait heureusement l’écarté, faisait le charme des réunions par ses talents, il buvait un verre de vin de Champagne d’un seul coup sans mouiller ses lèvres, et savait toutes les chansons de Béranger par cœur. Il se montrait fier de sa voix pleine et sonore. Ses trois grands hommes étaient Napoléon, Bolivar et Béranger. Foy, Laffitte et Casimir Delavigne n’avaient que son estime. Fleury, vous le devinez, homme du Midi, devait finir par être éditeur responsable de quelque journal libéral.

Desroys, l’homme mystérieux de la Division, ne frayait avec personne, causait peu, cachait si bien sa vie que l’on ignorait son domicile, ses protecteurs et ses moyens d’existence. En cherchant des causes à ce silence, les uns faisaient de Desroys un carbonaro, les autres un orléaniste ; ceux-ci un espion, ceux-là un homme profond. Desroys était tout uniment le fils d’un conventionnel qui n’avait pas voté la mort. Froid et discret par tempérament, il avait jugé le monde et ne comptait que sur lui-même. Républicain en secret, admirateur de Paul-Louis Courier, ami de Michel Chrestien, il attendait du temps et de la raison publique le triomphe de ses opinions en Europe. Aussi rêvait-il la Jeune Allemagne et la Jeune Italie. Son cœur s’enflait de ce stupide amour collectif qu’il faut nommer l’humanitarisme, fils aîné de défunte Philanthropie, et qui est à la divine Charité catholique ce que le Système est à l’Art, le Raisonnement substitué à l’Œuvre. Ce consciencieux puritain de la liberté, cet apôtre d’une impossible égalité, regrettait d’être forcé par la misère de servir le gouvernement, et faisait des démarches pour entrer dans quelque administration de Messageries. Long, sec, filandreux et grave comme un homme qui se croyait appelé à donner un jour sa tête pour le grand œuvre, il vivait d’une page de Volney, étudiait Saint-Just et s’occupait d’une réhabilitation de Roberspierre, considéré comme le continuateur de Jésus-Christ.