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conservé leurs têtes, et ne se plaignaient qu’entre eux de cette ingratitude, car ils avaient organisé le maximum. Quand on joua le tour à Phellion de faire réformer sa fameuse phrase par Rabourdin, Poiret prit Phellion à part dans le corridor en sortant et lui dit : — « Croyez bien, monsieur, que je me suis opposé de tout mon pouvoir à ce qui a eu lieu. » Depuis son arrivée à Paris, il n’était jamais sorti de la ville. Dès ce temps, il avait commencé un journal de sa vie où il marquait les événements saillants de la journée ; du Bruel lui apprit que lord Byron faisait ainsi. Cette similitude combla Poiret de joie, et l’engagea à acheter les œuvres de lord Byron, traduction de Chastopalli à laquelle il ne comprit rien du tout. On le surprenait souvent au Bureau dans une pose mélancolique, il avait l’air de penser profondément et ne songeait à rien. Il ne connaissait pas un seul des locataires de sa maison, et gardait sur lui la clef de son domicile. Au jour de l’an, il portait lui-même ses cartes chez tous les employés de la Division, et ne faisait jamais de visites. Bixiou s’avisa, par un jour de canicule, de graisser de saindoux l’intérieur d’un vieux chapeau que Poiret jeune (il avait cinquante-deux ans) ménageait depuis neuf années. Bixiou, qui n’avait jamais vu que ce chapeau-là sur la tête de Poiret, en rêvait, il le voyait en mangeant ; il avait résolu, dans l’intérêt de ses digestions, de débarrasser les Bureaux de cet immonde chapeau. Poiret jeune sortit vers quatre heures. En s’avançant dans les rues de Paris, où les rayons du soleil réfléchis par les pavés et les murailles produisent des chaleurs tropicales, il sentit sa tête inondée, lui qui suait rarement. S’estimant dès lors malade ou sur le point de le devenir, au lieu d’aller au Veau-qui-tette, il rentra chez lui, tira de son secrétaire le journal de sa vie, et consigna le fait de la manière suivant :

Aujourd’hui, 3 juillet 1823, surpris par une sueur étrange et annonçant peut-être la suette, maladie particulière à la Champagne, je me dispose à consulter le docteur Haudry. L’invasion du mal a commencé à la hauteur du quai de l’École.

Tout à coup, étant sans chapeau, il reconnut que la prétendue sueur avait une cause indépendante de sa personne. Il s’essuya la figure, examina le chapeau, ne put rien découvrir, car il n’osa découdre la coiffe. Il nota donc ceci sur son journal :

Porté le chapeau chez le sieur Tournan, chapelier rue