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fres. Vous, à qui la vie parisienne est connue jusque dans ses exostoses, vous devinez qu’il lui fallait environ dix-sept mille livres de rente, car il avait dix-sept francs d’impositions et mille écus de fantaisies. Eh ! bien, mes chers enfants, le jour ou il se leva majeur, le marquis d’Aiglemont lui présenta des comptes de tutelle, comme nous ne serions pas capables d’en rendre à nos neveux, et lui remit une inscription de dix-huit mille livres de rente sur le grand-livre, reste de l’opulence paternelle étrillée par la grande réduction républicaine, et grêlée par les arriérés de l’Empire. Ce vertueux tuteur mit son pupille à la tête d’une trentaine de mille francs d’économies placées dans la maison Nucingen, en lui disant avec toute la grâce d’un grand seigneur et le laissez-aller d’un soldat de l’Empire qu’il lui avait ménagé cette somme pour ses folies de jeune homme. « Si tu m’écoutes, Godefroid, ajouta-t-il, au lieu de les dépenser sottement comme tant d’autres, fais des folies utiles, accepte une place d’attaché d’ambassade à Turin, de là va à Naples, de Naples reviens à Londres, et pour ton argent tu te seras amusé, instruit. Plus tard, si tu veux prendre une carrière, tu n’auras perdu ni ton temps ni ton argent. » Feu d’Aiglemont valait mieux que sa réputation, on ne peut pas en dire autant de nous.

— Un jeune homme qui débute à vingt et un ans avec dix-huit mille livres de rente est un garçon ruiné, dit Couture.

— S’il n’est pas avare, ou très-supérieur, dit Blondet.

— Godefroid séjourna dans les quatre capitales de l’Italie, reprit Bixiou. Il vit l’Allemagne et l’Angleterre, un peu Saint-Pétersbourg, parcourut la Hollande ; mais il se sépara desdits trente mille francs en vivant comme s’il avait trente mille livres de rente. Il trouva partout le suprême de volaille, l’aspic, et les vins de France, entendit parler français à tout le monde, enfin il ne sut pas sortir de Paris. Il aurait bien voulu se dépraver le cœur, se le cuirasser, perdre ses illusions, apprendre à tout écouter sans rougir, à parler sans rien dire, à pénétrer les secrets intérêts des puissances… Bah ! il eut bien de la peine à se munir de quatre langues, c’est-à-dire à s’approvisionner de quatre mots contre une idée. Il revint veuf de plusieurs douairières ennuyeuses, appelées bonnes fortunes à l’étranger, timide et peu formé, bon garçon, plein de confiance, incapable de dire du mal des gens qui lui faisaient l’honneur de l’admettre chez eux, ayant trop de bonne foi pour être diplomate, enfin ce que nous appelons un loyal garçon.