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teurs, des écrivains, des artistes et de certaines femmes dont la fortune est aléatoire, il vivait bien, allait au spectacle sans payer, jouait à Frascati, gagnait souvent. Enfin cet artiste, vraiment profond, mais par éclairs, se balançait dans la vie comme sur une escarpolette, sans s’inquiéter du moment où la corde casserait. Sa vivacité d’esprit, sa prodigalité d’idées le faisaient rechercher par tous les gens accoutumés aux rayonnements de l’intelligence ; mais aucun de ses amis ne l’aimait. Incapable de retenir un bon mot, il immolait ses deux voisins à table avant la fin du premier service. Malgré sa gaieté d’épiderme, il perçait dans ses discours un secret mécontentement de sa position sociale, il aspirait à quelque chose de mieux, et le fatal démon caché dans son esprit l’empêchait d’avoir le sérieux qui en impose tant aux sots. Il demeurait rue de Ponthieu, à un second étage où il avait trois chambres livrées à tout le désordre d’un ménage de garçon, un vrai bivouac. Il parlait souvent de quitter la France et d’aller violer la fortune en Amérique. Aucune sorcière ne pouvait prévoir l’avenir d’un jeune homme chez qui tous les talents étaient incomplets, incapable d’assiduité, toujours ivre de plaisir, et croyant que le monde finissait le lendemain. Comme costume, il avait la prétention de n’être pas ridicule, et peut-être était-ce le seul de tout le Ministère de qui la tenue ne fît pas dire : — « Voilà un employé ! » Il portait des bottes élégantes, un pantalon noir à sous-pieds, un gilet de fantaisie et une jolie redingote bleue, un col, éternel présent de la grisette, un chapeau de Bandoni, des gants de chevreau couleur sombre. Sa démarche, cavalière et simple à la fois, ne manquait pas de grâce. Aussi, quand il fut mandé par des Lupeaulx pour une impertinence un peu trop forte dite sur le baron de La Billardière et menacé de destitution, se contenta-t-il de lui répondre : « Vous me reprendriez à cause du costume. » Des Lupeaulx ne put s’empêcher de rire. La plus jolie plaisanterie, faite par Bixiou dans les Bureaux, est celle inventée pour Godard, auquel il offrit un papillon rapporté de la Chine que le Sous-chef garde dans sa collection et montre encore aujourd’hui, sans avoir reconnu qu’il est en papier peint. Bixiou eut la patience de pourlécher un chef-d’œuvre pour jouer un tour à son Sous-chef.

Le diable pose toujours une victime auprès d’un Bixiou. Le Bureau Baudoyer avait donc sa victime, un pauvre expéditionnaire, âgé de vingt-deux ans, aux appointements de quinze cents francs,