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ne manquait à s’y trouver avant lui. Baudoyer portait un habit bleu barbeau à boutons jaunes, un gilet chamois, un pantalon gris et une cravatte de couleur. Il avait de larges pieds mal chaussés. La chaîne de sa montre était ornée d’un énorme paquet de vieilles breloques parmi lesquelles il conservait en 1824 les graines d’Amérique à la mode en l’an VII.

Au sein de cette famille qui se maintenait par la force des liens religieux, par la rigueur de ses mœurs, par une pensée unique, celle de l’avarice qui devient alors comme une boussole, Élisabeth était forcée de se parler à elle-même au lieu de communiquer ses idées, car elle se sentait sans pairs qui la comprissent. Quoique les faits l’eussent contrainte à juger son mari, la dévote soutenait de son mieux l’opinion favorable à monsieur Baudoyer ; elle lui témoignait un profond respect, honorant en lui le père de sa fille, son mari, le pouvoir temporel, disait le vicaire de Saint-Paul. Aussi aurait-elle regardé comme un péché mortel de faire un seul geste, de lancer un seul coup d’œil, de dire une seule parole qui eût pu révéler à un étranger sa véritable opinion sur l’imbécile Baudoyer ; elle professait même une obéissance passive pour toutes ses volontés. Tous les bruits de la vie arrivaient à son oreille, elle les recueillait, les comparait pour elle seule, et jugeait si sainement des choses et des hommes, qu’au moment où cette histoire commence, elle était l’oracle secret des deux fonctionnaires, insensiblement arrivés tous deux à ne rien faire sans la consulter. Le père Saillard disait naïvement : « Est-elle futée, ct’Élisabeth ? » Mais Baudoyer, trop sot pour ne pas être gonflé par la fausse réputation dont il jouissait dans le quartier Saint-Antoine, niait l’esprit de sa femme, tout en le mettant à profit. Élisabeth avait deviné que son oncle Bidault dit Gigonnet devait être riche et maniait des sommes énormes. Éclairée par l’intérêt, elle connaissait monsieur des Lupeaulx mieux que ne le connaissait le ministre. En se trouvant mariée à un imbécile, elle pensait bien que la vie aurait pu aller autrement pour elle, mais elle soupçonnait le mieux sans vouloir le connaître. Toutes ses affections douces trouvaient un aliment dans son amour pour sa fille, à qui elle évitait les peines qu’elle avait supportées dans son enfance, et elle se croyait ainsi quitte envers le monde des sentiments. Pour sa fille seule, elle avait décidé son père à l’acte exorbitant de son association avec Falleix. Falleix avait été présenté chez les Saillard par le vieux Bidault, qui lui prêtait de