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s’étudiait à rendre tout gouvernement impossible en France, qu’on ne pouvait plus y faire d’affaires : les dernières s’étaient accomplies en Espagne, et combien n’avait-on pas crié ! Puis des Lupeaulx avait multiplié les difficultés en croyant à l’amitié de son ministre, auquel il eut l’imprudence d’exprimer le désir d’être assis sur les bancs ministériels. Les ministres devinèrent d’où venait ce désir : des Lupeaulx voulait consolider une position précaire et ne plus être dans leur dépendance. Le lévrier se révoltait contre le chasseur, les ministres lui donnèrent quelques coups de fouet et le caressèrent tour à tour, ils lui suscitèrent des rivaux ; mais des Lupeaulx se conduisit avec eux comme une habile courtisane avec des nouvelles venues : il leur tendit des piéges, ils y tombèrent, il en fit promptement justice. Plus il se sentit menacé, plus il désira conquérir un poste inamovible ; mais il fallait jouer serré ! En un instant, il pouvait tout perdre. Un coup de plume abattrait ses épaulettes de colonel civil, son inspection, sa sinécure à la Société Anonyme, ses deux places et leurs avantages : en tout, six traitements conservés sous le feu de la loi sur le cumul. Souvent il menaçait son ministre comme une maîtresse menace son amant, il se disait sur le point d’épouser une riche veuve : le ministre cajolait alors le cher des Lupeaulx. Dans un de ces raccommodements, il reçut la promesse formelle d’une place à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, lors de la première vacance. C’était, disait-il, le pain d’un cheval. Dans son admirable position, Clément Chardin des Lupeaulx était comme un arbre planté dans un terrain favorable. Il pouvait satisfaire ses vices, ses fantaisies, ses vertus et ses défauts.

Voici les fatigues de sa vie : entre cinq ou six invitations journalières, il avait à choisir la maison où se trouvait le meilleur dîner. Il allait faire rire le matin le ministre et sa femme au petit-lever, caressait les enfants et jouait avec eux. Puis il travaillait une heure ou deux, c’est-à-dire il s’étendait dans un bon fauteuil pour lire les journaux, dicter le sens d’une lettre, recevoir quand le ministre n’y était pas, expliquer en gros la besogne, attraper ou distribuer quelques gouttes d’eau bénite de cour, parcourir des pétitions d’un coup de lorgnon ou les apostiller par une signature qui signifiait : « Je m’en moque, faites comme vous voudrez ! » Chacun savait que quand des Lupeaulx s’intéressait à quelqu’un ou à quelque chose, il s’en mêlait personnellement. Il permettait aux employés supérieurs quelques causeries intimes sur les affaires délicates, et il