Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 11.djvu/15

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

meilleur os. Voyez d’ailleurs ces deux hommes : l’un a la mine aiguë des chats, il est maigre, élancé ; l’autre est cubique, il est gras, il est lourd comme un sac, immobile comme un diplomate. Nucingen a la main épaisse et un regard de loup-cervier qui ne s’anime jamais ; sa profondeur n’est pas en avant, mais en arrière : il est impénétrable, on ne le voit jamais venir, tandis que la finesse de du Tillet ressemble, comme le disait Napoléon de je ne sais qui, à du coton filé trop fin, il casse.

— Je ne vois à Nucingen d’autre avantage sur du Tillet que d’avoir le bon sens de deviner qu’un financier ne doit être que baron, tandis que du Tillet veut se faire nommer comte en Italie, dit Blondet.

— Blondet ?… un mot, mon enfant, reprit Couture. D’abord Nucingen a osé dire qu’il n’y a que des apparences d’honnête homme ; puis, pour le bien connaître, il faut être dans les affaires. Chez lui, la banque est un très-petit département : il y a les fournitures du gouvernement, les vins, les laines, les indigos, enfin tout ce qui donne matière à un gain quelconque. Son génie embrasse tout. Cet éléphant de la Finance vendrait des Députés au Ministère, et les Grecs aux Turcs. Pour lui le commerce est, dirait Cousin, la totalité des variétés, l’unité des spécialités. La Banque envisagée ainsi devient toute une politique, elle exige une tête puissante, et porte alors un homme bien trempé à se mettre au-dessus des lois de la probité dans lesquelles il se trouve à l’étroit.

— Tu as raison, mon fils, dit Blondet. Mais nous seuls, nous comprenons que c’est alors la guerre portée dans le monde de l’argent. Le banquier est un conquérant qui sacrifie des masses pour arriver à des résultats cachés, ses soldats sont les intérêts des particuliers. Il a ses stratagèmes à combiner, ses embuscades à tendre, ses partisans à lancer, ses villes à prendre. La plupart de ces hommes sont si contigus à la Politique, qu’ils finissent par s’en mêler, et leurs fortunes y succombent. La maison Necker s’y est perdue, le fameux Samuel Bernard s’y est presque ruiné. Dans chaque siècle, il se trouve un banquier de fortune colossale qui ne laisse ni fortune ni successeur. Les frères Pâris, qui contribuèrent à abattre Law, et Law lui-même, auprès de qui tous ceux qui inventent des Sociétés par actions sont des pygmées, Bouret, Baujon, tous ont disparu sans se faire représenter par une famille. Comme le Temps, la Banque dévore ses enfants. Pour pouvoir