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amie ? dit madame d’Espard. Vous me croyez donc capable de vous jouer un vilain tour ?

— Quand une femme possède un tel trésor, la crainte de le perdre est un sentiment si naturel qu’elle inspire les idées de la peur. Je suis absurde, pardonnez-moi, ma chère.

Quelques moments après, la marquise sortit ; et, en la voyant partir, la princesse se dit : Comme elle va m’arranger ! puisse-t-elle tout dire sur moi ; mais pour lui épargner la peine d’arracher Daniel d’ici, je vais le lui envoyer.

À trois heures, quelques instants après, d’Arthez vint. Au milieu d’un discours intéressant, la princesse lui coupa net la parole, et lui posa sa belle main sur le bras.

— Pardon, mon ami, lui dit-elle en l’interrompant, mais j’oublierais cette chose qui semble une niaiserie, et qui cependant est de la dernière importance. Vous n’avez pas mis le pied chez madame d’Espard depuis le jour mille fois heureux où je vous ai rencontré ; allez-y, non pas pour vous ni par politesse, mais pour moi. Peut-être m’en avez-vous fait une ennemie, si elle a par hasard appris que depuis son dîner vous n’êtes pour ainsi dire pas sorti de chez moi. D’ailleurs, mon ami, je n’aimerais pas à vous voir abandonnant vos relations et le monde, ni vos occupations et vos ouvrages. Je serais encore étrangement calomniée. Que ne dirait-on pas ? je vous tiens en lesse, je vous absorbe, je crains les comparaisons, je veux encore faire parler de moi, je m’y prends bien pour conserver ma conquête, en sachant que c’est la dernière. Qui pourrait deviner que vous êtes mon unique ami ? Si vous m’aimez autant que vous dites m’aimer, vous ferez croire au monde que nous sommes purement et simplement frère et sœur. Continuez.

D’Arthez fut pour toujours discipliné par l’ineffable douceur avec laquelle cette gracieuse femme arrangeait sa robe pour tomber en toute élégance. Il y avait je ne sais quoi de fin, de délicat dans ce discours qui le toucha aux larmes. La princesse sortait de toutes les conditions ignobles et bourgeoises des femmes qui se disputent et se chicanent pièce à pièce sur des divans, elle déployait une grandeur inouïe ; elle n’avait pas besoin de le dire, cette union était entendue entre eux noblement. Ce n’était ni hier, ni demain, ni aujourd’hui ; ce serait quand ils le voudraient l’un et l’autre, sans les interminables bandelettes de ce que les femmes vulgaires nomment un sacrifice ; sans doute elles savent tout ce qu’elles doivent