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est mal de femme à femme devient horrible de mère à fille. Les mères qui mènent une vie comme celle de la duchesse d’Uxelles tiennent leurs filles loin d’elles, je suis donc entrée, dans le monde quinze jours avant mon mariage. Jugez de mon innocence ? Je ne savais rien, j’étais incapable de deviner le secret de cette alliance. J’avais une belle fortune : soixante mille livres de rente en forêts, que la Révolution avait oublié de vendre en Nivernais ou n’avait pu vendre et qui dépendaient du beau château d’Anzy ; monsieur de Maufrigneuse était criblé de dettes. Si plus tard j’ai appris ce que c’était que d’avoir des dettes, j’ignorais alors trop complétement la vie pour le soupçonner. Les économies faites sur ma fortune servirent à pacifier les affaires de mon mari. Monsieur de Maufrigneuse avait trente-huit ans quand je l’épousai, mais ces années étaient comme celles des campagnes des militaires, elles devaient compter double. Ah ! il avait bien plus de soixante-seize ans. À quarante ans, ma mère avait encore des prétentions, et je me suis trouvée entre deux jalousies. Quelle vie ai-je menée pendant dix ans ?… Ah ! si l’on savait ce que souffrait cette pauvre petite femme tant soupçonnée ! Etre gardée par une mère jalouse de sa fille ! Dieu !… Vous autres qui faites des drames, vous n’en inventerez jamais un aussi noir, aussi cruel que celui-là. Ordinairement, d’après le peu que je sais de la littérature, un drame est une suite d’actions, de discours, de mouvements qui se précipitent vers une catastrophe ; mais ce dont je vous parle est la plus horrible catastrophe en action ! C’est l’avalanche tombée le matin sur vous qui retombe le soir, et qui retombera le lendemain. J’ai froid au moment où je vous parle et où je vous éclaire la caverne sans issue, froide et sombre dans laquelle j’ai vécu. S’il faut tout vous dire, la naissance de mon pauvre enfant qui d’ailleurs est tout moi-même… vous avez dû être frappé de sa ressemblance avec moi ? c’est mes cheveux, mes yeux, la coupe de mon visage, ma bouche, mon sourire, mon menton, mes dents… Eh ! bien, sa naissance est un hasard ou le fait d’une convention de ma mère et de mon mari. Je suis restée long-temps jeune fille après mon mariage, quasi délaissée le lendemain, mère sans être femme. La duchesse se plaisait à prolonger mon ignorance, et, pour atteindre à ce but, une mère a près de sa fille d’horribles avantages. Moi, pauvre petite, élevée dans un couvent comme une rose mystique, ne sachant rien du mariage, développée fort tard, je me trouvais très-heureuse : je jouissais de