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esprit et de mon fiel, il est ma vengeance. Mes drôles ne peuvent pas comprendre ces sentiments ; ils sont heureux ; il ne sont pas tombés, eux ! ils sont nés de plain-pied avec le crime ; mais moi, j’avais tenté de m’élever, et si l’homme peut se relever aux yeux de Dieu, jamais il ne se relève aux yeux du monde. On nous demande de nous repentir, et l’on nous refuse le pardon. Les hommes ont entre eux l’instinct des bêtes sauvages : une fois blessés, ils ne reviennent plus, et ils ont raison. D’ailleurs, réclamer la protection du monde quand on en a foulé toutes les lois aux pieds, c’est vouloir revenir sous un toit qu’on a ébranlé et qui vous écraserait.

Avais-je assez poli, caressé le magnifique instrument de ma domination ! Raoul était courageux, il se serait fait tuer comme un sot ; il a fallu le rendre froid, positif, lui enlever une à une ses belles illusions et lui passer le suaire de l’expérience ! le rendre défiant et rusé comme… un vieil escompteur, tout en l’empêchant de savoir qui j’étais. Et l’amour brise aujourd’hui cet immense échafaudage. il devait être grand, il ne sera plus qu’heureux. J’irai donc vivre dans un coin, au soleil de sa prospérité : son bonheur sera mon ouvrage. Voilà deux jours que je me demande s’il ne vaudrait pas mieux que la princesse d’Arjos mourût d’une petite fièvre… cérébrale. C’est inconcevable, tout ce que les femmes détruisent.


Scène V.

VAUTRIN, LAFOURAILLE.
VAUTRIN.

Que me veut-on ? ne puis-je être un moment seul ? ai-je appelé ?

LAFOURAILLE.

La griffe de la justice va nous chatouiller les épaules.

VAUTRIN.

Quelle nouvelle sottise avez-vous faite ?

LAFOURAILLE.

Eh bien ! la petite Nini a laissé entrer un monsieur bien vêtu qui demande à vous parler. Buteux siffle l’air : Où peut-on être mieux qu’au sein de sa famille ? Ainsi c’est un limier.