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plein sur de nobles cœurs, il lui est bien difficile de s’asseoir là, devant son bureau, et de dire froidement : Faites tomber une tête à quatre heures ! anéantissez une créature de Dieu pleine de vie, de force, de santé. Et cependant tel est mon devoir !… Abîmé de douleur, je dois donner l’ordre de dresser l’échafaud…

» Le condamné ne sait pas que le magistrat éprouve des angoisses égales aux siennes. En ce moment, liés l’un à l’autre par une feuille de papier, moi la société qui se venge, lui le crime à expier, nous sommes le même devoir à deux faces, deux existences cousues pour un instant par le couteau de la loi. Ces douleurs si profondes du magistrat, qui les plaint ? qui les console ?… notre gloire est de les enterrer au fond de nos cœurs ! Le prêtre, avec sa vie offerte à Dieu, le soldat et ses mille morts données au pays, me semblent plus heureux que le magistrat avec ses doutes, ses craintes, sa terrible responsabilité.

» Vous savez qui l’on doit exécuter ? continua le procureur général, un jeune homme de vingt-sept ans, beau comme notre mort d’hier, blond comme lui, dont nous avons obtenu la tête contre notre attente ; car il n’y avait à sa charge que les preuves du recel. Condamné, ce garçon n’a pas avoué ! Il résiste depuis soixante-dix jours à toutes les épreuves, en se disant toujours innocent. Depuis deux mois j’ai deux têtes sur les épaules ! Oh ! je paierais son aveu d’un an de ma vie, car il faut rassurer les jurés !… Jugez quel coup porté à la justice si quelque jour on découvrait que le crime pour lequel il va mourir a été commis par un autre.

» À Paris, tout prend une gravité terrible, les plus petits incidents judiciaires deviennent politiques.

» Le jury, cette institution que les législateurs révolutionnaires ont crue si forte, est un élément de ruine sociale ; car elle manque à sa mission, elle ne protège pas suffisamment la société. Le jury joue avec ses fonctions. Les jurés se divisent en deux camps, dont l’un ne veut plus de la peine de mort, et il en résulte un renversement total de l’égalité devant la loi. Tel crime horrible, le parricide, obtient dans un département un verdict de non culpabilité[1], tandis que dans tel autre un crime ordinaire, pour ainsi dire, est

  1. Il existe dans les bagnes vingt-trois parricides à qui l’on a donné les bénéfices des circonstances atténuantes.