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différence qui distingue la femme de province de la Parisienne. En province, mon cher, vous êtes toujours face à face avec votre femme, et par l’ennui qui vous talonne, vous vous jetez à corps perdu dans le bonheur. C’est une grande faute : le bonheur est un abîme, on n’en revient pas en ménage quand on a touché le fond.

» Tu vas voir pourquoi ; laisse-moi prendre, à cause de ta femme, la voie la plus courte, la parabole.

» Je me souviens d’avoir fait un voyage en coucou de Paris à Ville-Parisis : distance, sept lieues ; voiture très-lourde, cheval boiteux ; cocher, enfant de onze ans. J’étais dans cette boîte mal close avec un vieux soldat. Rien ne m’amuse plus que de soutirer à chacun, à l’aide de ce foret nommé l’interrogation, et de recevoir au moyen d’un air attentif et jubilant la somme d’instruction, d’anecdotes, de savoir, dont tout le monde désire se débarrasser ; et chacun a la sienne, le paysan comme le banquier, le caporal comme le maréchal de France.

» J’ai remarqué combien ces tonneaux pleins d’esprit sont disposés à se vider quand ils sont charriés par des diligences ou des coucous, par tous les véhicules que traînent les chevaux, car personne ne cause en chemin de fer.

» À la manière dont la sortie de Paris s’exécuta, nous allions être pendant sept heures en route : je fis donc causer ce caporal pour me divertir. Il ne savait ni lire ni écrire, tout était inédit. Eh bien ! la route me sembla courte. Le caporal avait fait toutes les campagnes, il me raconta des faits inouïs dont ne s’occupent jamais les historiens.

» Oh ! mon cher Hector, combien la pratique l’emporte sur la théorie ! Entre autres choses, et sur une de mes questions relatives à la pauvre infanterie, dont le courage consiste bien plus à marcher qu’à se battre, il me dit ceci, que je te dégage de toute circonlocution :

» ─ Monsieur, quand on m’amenait des Parisiens à notre 45e, que Napoléon avait surnommé le terrible (je vous parle des premiers temps de l’Empereur, où l’infanterie avait des jambes d’acier, et il en fallait), j’avais une manière de connaître ceux qui resteraient dans le 45e… Ceux-là marchaient sans aucune hâte, ils vous faisaient leurs petites six lieues par jour, ni plus ni moins, et ils arrivaient à l’étape prêts à recommencer le lende-