Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1855, tome 18.djvu/629

Cette page a été validée par deux contributeurs.

moi devient comme la pinte que versait autrefois le bourreau dans la torture de l’eau.

» Autre supplice ! Nous ne pouvons plus nous promener. La promenade sans conversation, sans intérêt, est impossible. Mon mari se promène avec moi pour se promener, comme s’il était seul. On a la fatigue sans avoir le plaisir.

» De notre lever à notre déjeuner, l’intervalle est rempli par ma toilette, par les soins du ménage, je puis encore supporter cette portion de la journée ; mais du déjeuner au dîner, c’est une lande à labourer, un désert à traverser. L’inoccupation de mon mari ne me laisse pas un instant de repos, il m’assomme de son inutilité, son inoccupation me brise. Ses deux yeux ouverts à toute heure sur les miens me forcent à tenir mes yeux baissés. Enfin ses monotones interrogations :

» ─ Quelle heure est-il, ma belle ? ─ Que fais-tu donc là ? ─ À quoi penses-tu ? ─ Que comptes-tu faire ? ─ Où irons-nous ce soir ? ─ Quoi de nouveau ? ─ Oh ! quel temps ! ─ Je ne vais pas bien, etc., etc. Toutes ces variations, de la même chose (le point d’interrogation), qui composent le répertoire Fischtaminel, me rendront folle.

» Ajoutez à ces flèches de plomb incessamment décochées un dernier trait qui vous peindra mon bonheur, et vous comprendrez ma vie.

» Monsieur de Fischtaminel, parti sous-lieutenant en 1809, à dix-huit ans, n’a d’autre éducation que celle due à la discipline, à l’honneur du noble et du militaire ; s’il a du tact, le sentiment du probe, de la subordination, il est d’une ignorance crasse, il ne sait absolument rien, et il a horreur d’apprendre quoi que ce soit. Oh ! ma chère maman, quel concierge accompli ce colonel aurait fait s’il eût été dans l’indigence ! je ne lui sais aucun gré de sa bravoure, il ne se battait pas contre les Russes, ni contre les Autrichiens, ni contre les Prussiens : il se battait contre l’ennui. En se précipitant sur l’ennemi, le capitaine Fischtaminel éprouvait le besoin de se fuir lui-même. Il s’est marié par désœuvrement.

» Autre petit inconvénient : monsieur tracasse tellement les domestiques, que nous en changeons tous les six mois.

» J’ai tant envie, chère maman, d’être une honnête femme, que je vais essayer de voyager six mois par année. Pendant