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qu’il était reçu chez elle en qualité d’ami ; mon mari m’y présente, je suis reçue assez froidement. J’aperçois des salons d’un luxe effrayant ; et au lieu de voir madame Schinner me rendre ma visite, je reçois une carte, à vingt jours de date et à une heure insolemment indue.

» À mon arrivée à Paris, je me promène sur les boulevards, fière de mon grand homme anonyme ; il me donne un coup de coude et me dit en me désignant à l’avance un gros petit homme, assez mal vêtu : ─ « Voilà un tel ! » Il me nomme une des sept ou huit illustrations européennes de la France. J’apprête mon air admiratif, et je vois Adolphe saluant avec une sorte de bonheur le vrai grand homme, qui lui répond par le petit salut écourté qu’on accorde à un homme avec lequel on a sans doute à peine échangé quatre paroles en dix ans. Adolphe avait quêté sans doute un regard à cause de moi. ─ Il ne te connaît pas ? dis-je à mon mari. ─ Si, mais il m’aura pris pour un autre, me répond Adolphe.

» Ainsi des poëtes, ainsi des musiciens célèbres, ainsi des hommes d’État. Mais, en revanche, nous causons pendant dix minutes devant quelque passage avec messieurs Armand du Cantal, Georges Beaunoir, Félix Verdoret, de qui tu n’as jamais entendu parler. Mesdames Constantine Ramachard, Anaïs Crottat et Lucienne Vouillon viennent nous voir et me menacent de leur amitié bleue. Nous recevons à dîner des directeurs de journaux inconnus dans notre province. Enfin, j’ai eu le douloureux bonheur de voir Adolphe refusant une invitation à une soirée de laquelle j’étais exclue.

» Oh ! ma chère, le talent est toujours la fleur rare, croissant spontanément, et qu’aucune horticulture de serre chaude ne peut obtenir. Je ne m’abuse point : Adolphe est une médiocrité connue, jaugée ; il n’a pas d’autre chance, comme il le dit, que de se caser dans les utilités de la littérature. Il ne manquait pas d’esprit à Viviers ; mais pour être un homme d’esprit à Paris, on doit posséder tous les genres d’esprit à des doses désespérantes.

» J’ai pris de l’estime pour Adolphe ; car après quelques petits mensonges, il a fini par m’avouer sa position, et, sans s’humilier outre mesure, il m’a promis le bonheur. Il espère arriver, comme tant de médiocrités, à une place quelconque, à un em-