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écrite. Aucune amie, une ennemie même, en voyant à une femme un appareil sur mille piqûres de moustiques, ne l’arrache pas pour s’amuser à les compter…

» Je commence par te dire que, pour une fille de vingt-sept ans, d’une figure encore passable, mais d’une taille un peu trop empereur Nicolas pour l’humble rôle que je joue, je suis heureuse !… Voici pourquoi : Adolphe, heureux des déceptions qui sont tombées sur moi comme une grêle, panse les plaies de mon amour-propre par tant d’affection, par tant de petits soins, tant de charmantes choses, qu’en vérité les femmes voudraient, en tant que femmes, trouver à l’homme qu’elles épousent des torts si profitables ; mais tous les gens de lettres (Adolphe est, hélas ! à peine un homme de lettres), qui sont des êtres non moins irritables, nerveux, changeants et bizarres que les femmes, ne possèdent pas des qualités aussi solides que celles d’Adolphe, et j’espère qu’ils n’ont pas été tous aussi malheureux que lui.

» Hélas ! nous nous aimons assez toutes les deux pour que je te dise la vérité. J’ai sauvé mon mari, ma chère, d’une profonde misère habilement cachée. Loin de toucher vingt mille francs par an, il ne les a pas gagnés dans les quinze années qu’il a passées à Paris. Nous sommes logés à un troisième étage de la rue Joubert, qui nous coûte douze cents francs, et il nous reste sur nos revenus environ huit mille cinq cents francs avec lesquels je tâche de nous faire vivre honorablement.

» Je lui porte bonheur : Adolphe, depuis son mariage, a eu la direction d’un feuilleton et trouve quatre cents francs par mois dans cette occupation, qui, d’ailleurs, lui prend peu de temps. Il a dû cette place à un placement. Nous avons employé les soixante-dix mille francs de succession de ma tante Carabès au cautionnement du journal, on nous donne neuf pour cent, et nous avons en outre des actions. Depuis cette affaire, conclue depuis dix mois, nos revenus ont doublé, l’aisance est venue. Je n’ai pas plus à me plaindre de mon mariage comme affaire d’argent que comme affaire de cœur. Mon amour-propre a seul souffert, et mes ambitions ont sombré. Tu vas comprendre toutes les petites misères qui m’ont assaillie, par la première.

» Adolphe nous avait paru très-bien avec la fameuse baronne Schinner, si célèbre par son esprit, par son influence, par sa fortune et par ses liaisons avec les hommes célèbres ; j’ai cru