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Alors âgé de soixante-sept ans, Rigou n’avait pas fait une seule maladie en trente ans, et rien ne paraissait devoir atteindre cette santé vraiment insolente. Grand, sec, les yeux bordés d’un cercle brun, les paupières presque noires, quand le matin il laissait voir son cou ridé, rouge et grenu, vous l’eussiez d’autant mieux comparé à un condor que son nez très-long, pincé du bout, aidait encore à cette ressemblance par une coloration sanguinolente. Sa tête quasi chauve eût effrayé les connaisseurs par un occiput en dos d’âne, indice d’une volonté despotique. Ses yeux grisâtres, presque voilés par ses paupières à membranes filandreuses, étaient prédestinés à jouer l’hypocrisie. Deux mèches de couleur indécise, à cheveux si clairsemés qu’ils ne cachaient pas la peau, flottaient au-dessus des oreilles larges, hautes et sans ourlet, trait qui révèle la cruauté dans l’ordre moral quand il n’annonce pas la folie. La bouche, très-fendue et à lèvres minces, annonçait un mangeur intrépide, un buveur déterminé par la tombée des coins qui dessinait deux espèces de virgules où coulaient les jus, où pétillait sa salive quand il mangeait ou parlait. Héliogabale devait être ainsi.

Son costume invariable consistait en une longue redingote bleue à collet militaire, en une cravate noire, un pantalon et un vaste gilet de drap noir. Ses souliers à fortes semelles étaient garnis de clous à l’extérieur, et à l’intérieur d’un chausson tricoté par sa femme durant les soirées d’hiver. Annette et sa maîtresse tricotaient aussi les bas de Monsieur.

Rigou s’appelait Grégoire. Aussi ses amis ne renonçaient-ils point aux divers calembourgs que le G du prénom autorisait, malgré l’usage immodéré qu’on en faisait depuis trente ans. On le saluait toujours de ces phrases : J’ai Rigou ! — Je Ris, goutte ! — Ris, goûte ! Rigoulard, etc., mais surtout de Grigou (G. Rigou.)

Quoique cette esquisse peigne le caractère, personne n’imaginerait jamais jusqu’où, sans opposition et dans la solitude, l’ancien Bénédictin avait poussé la science de l’égoïsme, celle du bien vivre et la volupté sous toutes les formes. D’abord, il mangeait seul, servi par sa femme et par Annette qui se mettaient à table avec Jean, après lui, dans la cuisine, pendant qu’il digérait son dîner, qu’il cuvait son vin en lisant les nouvelles.

A la campagne, on ne connaît pas les noms propres des journaux, ils s’appellent tous les nouvelles.