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Cet audacieux Trompe-la-Mort était devenu faible comme un enfant.

Le directeur montra ce spectacle à monsieur de Chargebœuf, qui, saisi de respect pour une pareille douleur, et croyant à la qualité de père que Jacques Collin se donnait, expliqua les ordres de monsieur de Grandville relatifs au service et au convoi de Lucien, qu’il fallait absolument transférer à son domicile du quai Malaquais, où le clergé l’attendait pour le veiller pendant le reste de la nuit.

— Je reconnais bien là la grande âme de ce magistrat, s’écria d’une voix triste le forçat. Dites-lui, monsieur, qu’il peut compter sur ma reconnaissance… Oui, je suis capable de lui rendre de grands services… N’oubliez pas cette phrase ; elle est, pour lui, de la dernière importance. Ah ! monsieur, il se fait d’étranges changements dans le cœur d’un homme, quand il a pleuré pendant sept heures sur un enfant comme celui-ci… Je ne le verrai donc plus !…

Après avoir couvé Lucien par un regard de mère à qui l’on arrache le corps de son fils, Jacques Collin s’affaissa sur lui-même. En regardant prendre le corps de Lucien, il laissa échapper un gémissement qui fit hâter les porteurs.

Le secrétaire du procureur général et le directeur de la prison s’étaient déjà soustraits à ce spectacle.

Qu’était devenue cette nature de bronze, où la décision égalait le coup d’œil en rapidité, chez laquelle la pensée et l’action jaillissaient comme un même éclair, dont les nerfs aguerris par trois évasions, par trois séjours au bagne avaient atteint à la solidité métallique des nerfs du sauvage ? Le fer cède à certains degrés de battage ou de pression réitérée ; ses impénétrables molécules, purifiées par l’homme et rendues homogènes, se désagrègent ; et, sans être en fusion, le métal n’a plus la même vertu de résistance. Les maréchaux, les serruriers, les taillandiers, tous les ouvriers qui travaillent constamment ce métal en expriment alors l’état par un mot de leur technologie : « Le fer est roui ! » disent-ils en s’appropriant cette expression exclusivement consacrée au chanvre, dont la désorganisation s’obtient par le rouissage. Eh bien, l’âme humaine, ou, si vous voulez la triple énergie du corps, du cœur et de l’esprit se trouve dans une situation analogue à celle du fer par suite de certains chocs répétés. Il en est alors des hommes