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cuirassiers un seul mot qui signifie hommes de fer [En principe, je n’aime pas les notes, voici la première que je me permets ; son intérêt historique me servira d’excuse ; elle prouvera d’ailleurs que la description des batailles est à faire autrement que par les sèches définitions des écrivains techniques qui, depuis trois mille ans, ne nous parlent que de l’aile droite ou gauche, du centre, plus ou moins enfoncés ; mais qui du soldat, de ses héroïsmes, de ses souffrances ne disent pas un mot. La conscience avec laquelle je prépare les Scènes de la Vie Militaire me conduit sur tous les champs de bataille arrosés par le sang de la France et par celui de l’étranger ; j’ai donc voulu visiter la plaine de Wagram. En arrivant sur les bords du Danube, en face de la Lobau, je remarquai sur la rive, où croît une herbe fine, des ondulations semblables aux grands sillons des champs à luzerne. Je demandai d’où provenait cette disposition du terrain, pensant à quelque méthode d’agriculture : " Là, me dit le paysan qui nous servait de guide, dorment les cuirassiers de la garde impériale ; ce que vous voyez, c’est leurs tombes ! " Ces paroles textuelles me causèrent un frisson ; le prince Frédéric S…., qui le traduisit, ajouta que ce paysan avait conduit le convoi des charrettes chargées de cuirasses. Par une de ces bizarreries fréquentes à la guerre, notre guide avait fourni le déjeûner de Napoléon le matin de la bataille de Wagram. Quoique pauvre, il gardait le double napoléon que l’Empereur lui avait donné de son lait et de ses oeufs. Le curé de Gross-Aspern nous introduisit dans ce fameux cimetière où Français et Autrichiens se battirent ayant du sang jusqu’à mi-jambe, avec un courage et une persistance également glorieuses de part et d’autre. C’est là que, nous expliquant qu’une tablette de marbre sur laquelle se porta toute mon attention, et où se lisaient les noms du propriétaire de Gross-Aspern, tué dans la troisième journée, était la seule récompense accordée à la famille, il nous dit avec une profonde mélancolie : " Ce fut le temps des grandes misères, et ce fut le temps des grandes promesses ; mais, aujourd’hui, c’est le temps de l’oubli… " Je trouvai ces paroles d’une magnifique simplicité ; mais, en y réfléchissant, je donnai raison à l’apparente ingratitude de la Maison d’Autriche. Ni les peuples, ni les rois ne sont assez riches pour récompenser tous les dévoûments auxquels donnent lieu les luttes suprêmes. Que ceux qui servent une cause avec l’arrière-pensée de la récompense, estiment leur sang et se fassent condottieri !… Ceux qui manient ou l’épée ou la plume pour leur pays ne doivent penser qu’à bien faire, comme disaient nos pères, et ne rien accepter, pas même la gloire, que comme un heureux accident.

Ce fut, en allant reprendre ce fameux cimetière pour la troisième fois que Masséna, blessé, porté dans une caisse de cabriolet, fit à ses soldats cette sublime allocution : . " Comment, s…. mâtins, vous n’avez que cinq sous par jour, j’ai quarante millions, et vous me laissez en avant !… " On sait l’ordre de l’Empereur à son lieutenant et apporté par M. de Sainte-Croix, qui passa trois fois le Danube à la nage : " Mourir, ou reprendre le village ; il s’agit de sauver l’armée ! les ponts sont rompus. " ( L’auteur.)]. Montcornet a les dehors d’un héros de l’antiquité. Ses bras sont gros et nerveux, sa poitrine est large et sonore, sa tête se recommande par un caractère léonin, sa voix est de celles qui peuvent commander la charge au fort des batailles ; mais il n’a que le courage de l’homme sanguin, il manque d’esprit et de portée. Comme