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jasmins étoilés qui se fourrent effrontément dans les balustrades, une Française née en Russie qui m’a dit : — " Je ne vous espérais plus ! " Elle m’avait vu dès le tournant. Avec quelle perfection toutes les femmes, même les plus naïves, entendent la mise en scène ? Le bruit des gens occupés à servir m’annonçait qu’on avait retardé le déjeûner jusqu’à l’arrivée de la diligence. Elle n’avait pas osé venir au-devant de moi.

N’est-ce pas là notre rêve, n’est-ce pas là celui de tous les amants du beau sous toutes ses formes, du beau séraphique que Luini a mis dans le mariage de la Vierge, sa belle fresque de Sarono, du beau que Rubens a trouvé pour sa mêlée de la bataille du Thermodon, du beau que cinq siècles élaborent aux cathédrales de Séville et de Milan, du beau des Sarrasins à Grenade, du beau de Louis XIV à Versailles, du beau des Alpes et du beau de la Limagne ?

De cette propriété qui n’a rien de trop princier ni rien de trop financier, mais où le prince et le fermier-général ont demeuré, ce qui sert à l’expliquer, dépendent deux mille hectares de bois, un parc de neuf cents arpents, le moulin, trois métairies, une immense ferme à Couches et des vignes, ce qui devrait engendrer un revenu de soixante-douze mille francs. Voilà les Aigues, mon cher, où l’on m’attendait depuis deux ans, et où je suis en ce moment dans la chambre perse, destinée aux amis du cœur.

En haut du parc, vers Couches, sortent une douzaine de sources claires, limpides, venues du Morvan, qui se versent toutes dans l’étang, après avoir orné de leurs rubans liquides et les vallées du parc et ses magnifiques jardins. Le nom des Aigues vient de ces charmants cours d’eau. On a supprimé le mot vives, car dans les vieux titres, la terre s’appelle Aigues-Vives, contrepartie d’Aigues-Mortes. L’étang se décharge dans le cours d’eau de l’avenue, par un large canal droit bordé de saules pleureurs dans toute sa longueur. Ce canal, ainsi décoré, produit un effet délicieux. En y voguant assis sur un banc de la chaloupe, on se croit sous la nef d’une immense cathédrale, dont le chœur est figuré par les corps de logis qui se trouvent au bout. Si le soleil couchant jette sur le château ses tons orangés entrecoupés d’ombres, et allume le verre des croisées, il vous semble alors voir des vitraux flamboyants. Au bout du canal, on aperçoit un village, Blangy, soixante maisons