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compagné du surveillant qui le prit par le bras, précédé du directeur et suivi par le médecin, arriva-t-il en quelques minutes à la cellule où gisait Lucien, qu’on avait mis sur le lit.

À cet aspect, il tomba sur ce corps et s’y colla par une étreinte désespérée, dont la force et le mouvement passionné firent frémir les trois spectateurs de cette scène.

— Voilà, dit le docteur au directeur, un exemple de ce dont je vous parlais. Voyez !… cet homme va pétrir ce corps, et vous ne savez pas ce qu’est un cadavre, c’est de la pierre…

— Laissez-moi là !… dit Jacques Collin d’une voix éteinte, je n’ai pas longtemps à le voir, on va me l’enlever pour…

Il s’arrêta devant le mot enterrer.

— Vous me permettrez de garder quelque chose de mon cher enfant !… Ayez la bonté de me couper vous-même, monsieur, dit-il au docteur Lebrun, quelques mèches de ses cheveux, car je ne le puis pas…

— C’est bien son fils ! dit le médecin.

— Vous croyez ? répondit le directeur d’un air profond, qui jeta le médecin dans une courte rêverie.

Le directeur dit au surveillant de laisser le prévenu dans cette cellule, et de couper quelques mèches de cheveux pour le prétendu père sur la tête du fils, avant qu’on vînt enlever le corps.

À cinq heures et demie, au mois de mai, l’on peut facilement lire une lettre à la Conciergerie, malgré les barreaux des grilles et les mailles du treillis en fil de fer qui en condamnent les fenêtres. Jacques Collin épela donc cette terrible lettre en tenant la main de Lucien.

On ne connait pas d’homme qui puisse garder pendant dix minutes un morceau de glace, en le serrant avec force dans le creux de sa main. La froideur se communique aux sources de la vie avec une rapidité mortelle. Mais l’effet de ce froid terrible, et agissant comme un poison, est à peine comparable à celui que produit sur l’âme la main raide et glacée d’un mort tenue ainsi, serrée ainsi. La Mort parle alors à la Vie, elle dit des secrets noirs et qui tuent bien des sentiments ; car, en fait de sentiment, changer, n’est-ce pas mourir ?

En relisant avec Jacques Collin la lettre de Lucien, cet écrit suprême paraîtra ce qu’il fut pour cet homme, une coupe de poison.