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d’eau contenue dans un des deux baquets qui forment, avec le lit en bois, tout le mobilier d’un Secret.

— S’il perd la tête, que deviendra-t-il ? car ce cher enfant n’a pas la force de Théodore !… se demanda-t-il en se couchant sur le lit de camp, semblable à celui d’un corps de garde.

Un mot sur ce Théodore de qui se souvenait Jacques Collin en ce moment suprême. Théodore Calvi, jeune Corse, condamné à perpétuité pour onze meurtres, à l’âge de dix-huit ans, grâce à certaines protections achetées à prix d’or, avait été le compagnon de chaîne de Jacques Collin, de 1819 à 1820. La dernière évasion de Jacques Collin, une de ses plus belles combinaisons (il était sorti déguisé en gendarme et conduisant Théodore Calvi marchant à ses côtés en forçat, mené chez le commissaire), cette superbe évasion avait eu lieu dans le port de Rochefort, où les forçats meurent dru, et où l’on espérait voir finir ces deux dangereux personnages. Évadés ensemble, ils avaient été forcés de se séparer par les hasards de leur fuite. Théodore, repris, avait été réintégré au bagne. Après avoir gagné l’Espagne et s’y être transformé en Carlos Herrera, Jacques Collin venait chercher son Corse à Rochefort, lorsqu’il rencontra Lucien sur les bords de la Charente. Le héros des bandits et des macchis à qui Trompe-la-Mort devait de savoir l’italien, fut sacrifié naturellement à cette nouvelle idole.

La vie avec Lucien, garçon pur de toute condamnation, et qui ne se reprochait que des peccadilles, se levait d’ailleurs belle et magnifique comme le soleil d’une journée d’été ; tandis qu’avec Théodore, Jacques Collin n’apercevait plus d’autre dénouement que l’échafaud, après une série de crimes indispensables.

L’idée d’un malheur causé par la faiblesse de Lucien, à qui le régime du secret devait faire perdre la tête, prit des proportions énormes dans l’esprit de Jacques Collin ; et, en supposant la possibilité d’une catastrophe, ce malheureux se sentit les yeux mouillés de larmes, phénomène qui, depuis son enfance, ne s’était pas produit une seule fois en lui.

— Je dois avoir une fièvre de cheval, se dit-il, et peut-être en faisant venir le médecin et lui proposant une somme considérable, me mettrait-il en rapport avec Lucien.

En ce moment le surveillant apporta le dîner au prévenu.

— C’est inutile, mon garçon, je ne puis manger. Dites à monsieur le directeur de cette prison de m’envoyer le méde-