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Monsieur Bernard allait lentement, comme un homme indécis ou comme un débiteur qui cherche des raisons à donner à un créancier qui vient de le quitter dans de mauvaises dispositions. Godefroid, quoiqu’en avant de cet inconnu, le regardait en feignant d’examiner le quartier. Aussi, ne fut-ce qu’au milieu de la grande allée du jardin du Luxembourg que monsieur Bernard aborda Godefroid.

— Pardon, monsieur, dit monsieur Bernard en saluant Godefroid qui lui rendit son salut ; mille pardons de vous arrêter, sans avoir l’honneur d’être connu de vous ; mais votre dessein de loger dans l’affreuse maison où je me trouve est-il bien arrêté ?

— Mais, monsieur…

— Oui, reprit le vieillard en interrompant Godefroid par un geste d’autorité, je sais que vous pouvez me demander à quel titre je me mêle de vos affaires, de quel droit je vous interroge… Écoutez, monsieur, vous êtes jeune, et je suis bien vieux, j’ai plus que mon âge, et je suis âgé déjà de soixante-sept ans, on m’en donnerait quatre-vingts… L’âge et les malheurs autorisent bien des choses, puisque la loi exempte les septuagénaires de certains services publics ; mais je ne vous parle pas des droits qu’ont les têtes blanchies ; il s’agit de vous. Savez-vous que le quartier où vous voulez demeurer est désert à huit heures du soir, et que l’on y court des dangers, dont le moindre est d’être volé ?… Avez-vous fait attention à ces espaces sans habitations, à ces cultures, à ces jardins ?… Vous pouvez me dire que j’y demeure, mais moi, monsieur, je ne sors plus de chez moi passé six heures du soir… Vous me ferez observer qu’il y a deux jeunes gens logés au second étage, au-dessus de l’appartement que vous allez prendre… Mais, monsieur, ces deux pauvres gens de lettres sont sous le coup de lettres de change, poursuivis par des créanciers, ils se cachent, et, partis au jour, ils reviennent à minuit, ne craignant ni les voleurs, ni les assassins ; d’ailleurs ils vont toujours ensemble et sont armés… C’est moi qui leur ai obtenu de la préfecture de police l’autorisation de porter des armes…

— Hé ! monsieur, dit Godefroid, je ne crains pas les voleurs, par des raisons semblables à celles qui rendent ces messieurs invulnérables, et j’ai pour la vie un si grand mépris, que si l’on m’assassinait par erreur, je bénirais le meurtrier…