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peux te cacher, et sa banlieue sur telle étendue, tu ne l’habiteras pas !… Puis elle soumet le forçat libéré à la surveillance de la police. Et vous croyez qu’il est possible dans ces conditions de vivre ? Pour vivre, il faut travailler, car on ne sort pas avec des rentes du bagne. Vous vous arrangez pour que le forçat soit clairement désigné, reconnu, parqué, puis vous croyez que les citoyens auront confiance en lui, quand la société, la justice, le monde qui l’entoure n’en ont aucune. Vous le condamnez à la faim ou au crime. Il ne trouve pas d’ouvrage, il est poussé fatalement à recommencer son ancien métier qui l’envoie à l’échafaud. Ainsi, tout en voulant renoncer à une lutte avec la loi, je n’ai point trouvé de place au soleil pour moi. Une seule me convient, c’est de me faire le serviteur de cette puissance qui pèse sur nous, et quand cette pensée m’est venue, la force dont je vous parlais s’est manifestée clairement autour de moi.

» Trois grandes familles sont à ma disposition. Ne croyez pas que je veuille les faire chanter… Le chantage est un des plus lâches assassinats. C’est à mes yeux un crime d’une plus profonde scélératesse que le meurtre. L’assassin a besoin d’un atroce courage. Je signe mes opinions ; car les lettres qui font ma sécurité, qui me permettent de vous parler ainsi, qui me mettent de plain-pied en ce moment avec vous, moi le crime et vous la justice, ces lettres sont à votre disposition…

» Votre garçon de bureau peut les aller chercher de votre part, elles lui seront remises… Je n’en demande pas de rançon, je ne les vends pas ! Hélas ! monsieur le procureur général, en les mettant de côté, je ne pensais pas à moi, je songeais au péril où pourrait se trouver un jour Lucien ! Si vous n’obtempérez pas à ma demande, j’ai plus de courage, j’ai plus de dégoût de la vie qu’il n’en faut pour me brûler la cervelle moi-même et vous débarrasser de moi… Je puis, avec un passe-port, aller en Amérique et vivre dans la solitude ; j’ai toutes les conditions qui font le sauvage… Telles sont les pensées dans lesquelles j’étais cette nuit. Votre secrétaire a dû vous répéter un mot que je l’ai chargé de vous dire… En voyant quelles précautions vous prenez pour sauver la mémoire de Lucien de toute infamie, je vous ai donné ma vie, pauvre présent ! Je n’y tenais plus, je la voyais impossible sans la lumière qui l’éclairait, sans le bonheur qui l’animait, sans cette pensée qui en était le sens, sans la prospérité de ce jeune poète qui en