Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1855, tome 18.djvu/100

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

aimés. Peut-être ce désespoir, le lot de beaucoup d’hommes à qui les femmes n’accordent que leur estime ou leur amitié, était-il le lien secret de l’intimité profonde de messieurs de Bauvan, de Grandville et de Sérisy ; car un même malheur, tout aussi bien qu’un bonheur mutuel, met les âmes au même diapason.

— Vous avez un avenir !… dit le procureur général en jetant un regard d’inquisiteur sur ce scélérat abattu.

L’homme fit un geste par lequel il exprima la plus profonde indifférence de lui-même.

« Lucien laisse un testament par lequel il vous lègue trois cent mille francs…

— Pauvre ! pauvre petit ! pauvre petit ! s’écria Jacques Collin, toujours trop honnête ! J’étais, moi, tous les sentiments mauvais ; il était, lui, le bon, le noble, le beau, le sublime ! On ne change pas de si belles âmes ! il n’avait pris de moi que mon argent, monsieur !

Cet abandon profond, entier de la personnalité que le magistrat ne pouvait ranimer, prouvait si bien les terribles paroles de cet homme que monsieur de Grandville passa du côté du criminel. Restait le procureur général !

— Si rien ne vous intéresse plus, demanda monsieur de Grandville, qu’êtes-vous donc venu me dire ?

— N’est-ce pas déjà beaucoup que de me livrer ? Vous brûliez, mais vous ne me teniez pas ? vous seriez d’ailleurs trop embarrassé de moi !…

— Quel adversaire ! pensa le procureur général.

« Vous allez, monsieur le procureur général, faire couper le cou à un innocent, et j’ai trouvé le coupable, reprit gravement Jacques Collin en séchant ses larmes. Je ne suis pas ici pour eux, mais pour vous. Je venais vous ôter un remords, car j’aime tous ceux qui ont porté un intérêt quelconque à Lucien, de même que je poursuivrai de ma haine tous ceux ou celles qui l’ont empêché de vivre… Qu’est-ce que ça me fait un forçat à moi ? reprit-il après une légère pause. Un forçat, à mes yeux, c’est à peine pour moi ce qu’est une fourmi pour vous. Je suis comme les brigands de l’Italie, de fiers hommes ! tant que le voyageur leur rapporte quelque chose de plus que le prix du coup de fusil, ils l’étendent mort ! Je n’ai pensé qu’à vous. J’ai confessé ce jeune homme, qui ne pouvait se fier qu’à moi, c’est mon camarade de chaîne ! Théo-