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ner à tout un public la primeur de ma justification, et j’ai eu le bonheur d’éprouver qu’en masse, mieux que comme individus, les hommes sont peut-être capables de comprendre les résolutions généreuses et de distinguer le langage vrai de la vérité.

J’avais, madame, dans des conditions qui, par leur imprévu et leur étrangeté, étaient bien près de côtoyer le ridicule, à raconter à une assemblée, composée d’éléments très-mêlés, des choses véritablement assez incroyables ; dans son salon, peut-être monsieur de l’Estorade ne les eût acceptées que sous bénéfice d’inventaire ; là, au contraire, elles ont paru accueillies avec confiance et sympathie. Voilà à peu près la manière dont j’ai parlé à mes auditeurs et ce que j’étais mis en demeure de leur raconter.

Quelques mois avant mon départ de Rome, dans un café où se réunissent les élèves de l’Académie, nous avions presque tous les soirs la visite d’un Italien nommé Benedetto.

Officiellement il était musicien, musicien même assez passable ; mais on nous avait en même temps prévenus que c’était un espion de la police romaine, ce qui expliquait ses assiduités continuelles et son grand goût pour notre compagnie.

Quoiqu’il en fût, c’était un bouffon très-amusant, et comme nous n’avions qu’un très-médiocre souci de la police romaine, nous faisions plus que souffrir cet homme, nous l’attirions, ce qui, du reste, n’était pas difficile, vu sa passion bien connue pour le zabajon, le poncio spongato et la spuma di latte.

Un soir, en le voyant entrer, un de nos camarades l’apostropha en lui demandant ce que c’était qu’une femme avec laquelle il l’avait rencontrée dans la matinée.

— La mienne, signor ! répondit l’Italien en se rengorgeant.

— Toi ! Benedetto ! le mari d’une pareille beauté !

— Si, permettez, signor.

— Allons donc ! tu es laid, petit, ivrogne. On dit, de plus, que tu es agent de la police ; elle, au contraire, est belle comme la Diane chasseresse.