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— Oh ! que madame prenne garde ! s’écrie Lucas, c’est fragile.

Pendant ce temps, mon mari avait lu le billet, qu’il me passa en me disant :

— Tenez, l’excuse de monsieur Dorlange !

Voilà ce que monsieur l’artiste écrivait :

« Monsieur le comte, j’ai cru entrevoir que madame de l’Estorade ne m’autorisait qu’à regret à profiter de l’audacieux larcin pratiqué à son préjudice. J’ai donc pris courageusement mon parti de modifier en ce sens mon œuvre, et, à l’heure qu’il est, les deux sœurs ne se ressemblent presque plus. Je n’ai pas voulu cependant que tout fût perdu pour tout le monde, et, après avoir fait mouler la tête de la sainte Ursule avant les retouches, j’en ai fait faire une réduction que j’ai placée sur les épaules d’une charmante comtesse, non encore canonisée, Dieu merci ! Le moule a été brisé aussitôt après le tirage de l’exemplaire unique que j’ai l’honneur de vous adresser. Ce procédé, qui était de haute convenance, donne peut-être un peu plus de valeur à l’objet.

» Veuillez agréer, monsieur le comte, etc. »

Tandis que je lisais, mon mari, Lucas, Nais et René, avaient à l’envi travaillé à m’extraire de mon enveloppe, et, en effet, de sainte que j’avais été, j’étais devenue une femme du monde, en la forme d’une ravissante statuette délicieusement ajustée.

J’ai cru que monsieur de l’Estorade, Naïs et René allaient devenir fous de bonheur et d’admiration. La nouvelle du chef-d’œuvre s’étant bientôt répandue dans la maison, tous nos domestiques, qu’en réalité nous gâtons un peu, d’arriver, les uns après les autres, comme s’ils eussent été conviés, et tous de s’écrier : Ah ! que c’est bien madame ! Je vous dis là le thème général, sans me rappeler les variations plus ou moins saugrenues.

Moi seule ne partageais pas l’enivrement universel. Servir éternellement de matière aux élucubrations sculpturales de monsieur Dorlange me semblait un bonheur médiocrement enviable, et, pour toutes les raisons que vous savez,