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sion dont elle ne cessait de poursuivre l’infini était quelque chose de désordonné et de mortel au bonheur. Et elle de me répondre : « Tu n’as pas aimé, ma chérie ; l’amour comporte un phénomène si rare qu’on peut vivre toute sa vie sans rencontrer l’être auquel la nature a départi le pouvoir de nous rendre heureuses. Dans un jour de splendeur, vienne à se trouver un être qui réveille ton cœur de son sommeil, que tu parleras alors sur un autre ton ! » (Voir les Mémoires de deux jeunes mariées.)

Chère madame, les paroles de ceux qui vont mourir sont devenues prophétiques. Si cet homme, mon Dieu ! allait être le tardif serpent dont Louise avait l’air de me menacer !

Que jamais il puisse m’être tout à fait dangereux ; qu’il lui soit donné de me faire manquer à mes devoirs, ce n’est pas là sans doute ce qui est à craindre, et je me sens forte contre de telles extrémités. Mais je n’ai pas, comme vous, chère madame, épousé un homme que mon cœur ait choisi. Ce fut seulement à force de patience, de volonté et de raison, que je parvins à édifier l’austère et solide attachement qui m’unit à monsieur de l’Estorade. Ne dois-je donc pas m’épouvanter même à l’idée d’une distraction menaçant de porter atteinte à ce sentiment, et n’est-ce point une vraie misère que ma pensée incessamment divertie sur un autre homme, fut-ce même pour le détester ?

Je vous dirai, comme Monsieur, frère de Louis XIV, qui souvent apportait à sa femme ce qu’il venait d’écrire en la priant de le lui déchiffrer. Voyez clair pour moi, chère madame, dans mon cœur et dans mon esprit, dissipez les brouillards, calmez les tiraillements contraires, flux et reflux de volonté, que cette aventure ne cesse de soulever en moi. N’est-ce pas, ma pauvre Louise se trompait ? et je ne suis pas une femme sur laquelle il y ait prise du côté de l’amour ? L’homme qui, dans un jour de splendeur, peut prétendre à me rendre heureuse, c’est mon Armand, c’est mon René, c’est ma Naïs, ces trois anges pour lesquels et par lesquels j’ai vécu jusqu’ici, et il n’y aura jamais pour moi, je le sens bien, d’autre passion !