Page:Balzac-Le député d'Arcis-1859.djvu/13

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Une ligne de chaises s’étendit le long des fenêtres et de la porte vitrée.

À l’autre bout du salon, en face des quarante chaises, madame Marion plaça trois fauteuils derrière la table à thé qui fut recouverte d’un tapis vert, et sur laquelle elle mit une sonnette.

Le vieux colonel Giguet arriva sur ce champ de bataille au moment où sa sœur inventait de remplir les espaces vides de chaque côté de la cheminée, en y faisant apporter les deux banquettes de son antichambre, malgré la calvitie du velours qui comptait déjà vingt-quatre ans de services.

— Nous pouvons asseoir soixante-dix personnes, dit-elle triomphalement à son frère.

— Dieu veuille que nous ayons soixante-dix amis ! répondit le colonel.

— Si, après avoir reçu pendant vingt-quatre ans, tous les soirs, la société d’Arcis-sur-Aube, il nous manquait, dans cette circonstance, un seul de nos habitués ?… dit la vieille dame d’un air de menace.

— Allons, répondit le colonel en haussant les épaules et interrompant sa sœur, je vais vous en nommer dix qui ne peuvent pas, qui ne doivent pas venir. D’abord, dit-il en comptant sur ses doigts : Antonin Goulard, le sous-préfet, et d’un ! Le procureur du roi, Frédéric Marest, et de deux ! Monsieur Olivier Vinet, son substitut, trois ! Monsieur Martener, le juge d’instruction, quatre ! Le juge de paix…

— Mais je ne suis pas assez sotte, dit la vieille dame en interrompant son frère à son tour, pour vouloir que les gens en place assistent à une réunion dont le but est de donner un député de plus à l’Opposition… Cependant, Antonin Goulard, le camarade d’enfance et de collége de Simon, sera très-content de le voir député, car…

— Tenez, ma sœur, laissez-nous faire notre besogne, à nous autres hommes… Où donc est Simon ?

— Il s’habille ; répondit-elle. Il a bien fait de ne pas déjeuner, car il est très-nerveux, et quoique notre jeune avocat ait l’habitude de parler au tribunal, il appréhende cette séance comme s’il devait y rencontrer des ennemis.