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L’HOMME DE COUR

la bienséance pour gagner la bienveillance commune. Quelquefois on peut passer par où passent les autres, et pourtant sans indécence. Celui qui est tenu pour fou en public, ne sera pas tenu pour sage en particulier. L’on perd plus en un jour de licence, que l’on ne gagne par un long sérieux ; mais il ne faut pas être toujours d’exception. Être singulier, c’est condamner les autres ; c’est encore pis d’affecter des airs précieux, cela se doit laisser aux femmes ; quelquefois même les dévôts se rendent ridicules ; le meilleur d’un homme est de le paraître. La femme peut avoir bonne grâce d’affecter un air viril, mais l’homme ne saurait honnêtement s’en donner un de femme.

CCLXXVI

Savoir renouveler son génie
par la nature et par l’art.

On dit que l’homme change de caractère de sept en sept ans ; à la bonne heure, si c’est pour se perfectionner le goût. Dans les premiers sept ans la raison lui vient. Qu’il fasse en sorte qu’à chaque engagement il lui vienne quelque nouvelle perfection. Il doit observer cette révolution naturelle pour la seconder, et pour aller toujours de mieux en mieux dans la suite. C’est par là que plusieurs ont changé de conduite, soit dans leur état, ou dans leur emploi ; et quelquefois on ne s’en aperçoit pas jusqu’à ce que l’on voie l’excès du changement. À vingt ans ce sera un paon ; à trente un lion ; à quarante un chameau ; à cinquante un serpent ; à soixante un chien ; à soixante-dix un singe ; à quatre-vingts rien.