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L’HOMME DE COUR

CCXLII

Poursuivre sa pointe.

Quelques-uns ne sont bons que pour commencer, et n’achèvent jamais rien. Ils inventent, mais ils ne continuent pas, tant ils ont l’esprit inconstant. Ils n’acquièrent jamais de réputation, parce qu’ils ne vont jamais jusqu’au bout ; avec eux, tout aboutit à demeurer court. En d’autres, cela vient de leur impatience, et c’est le défaut des Espagnols, comme la patience est la vertu des Flamands. Ceux-ci voient la fin des affaires, et les affaires voient la fin de ceux-là. Ils suent jusqu’à ce qu’ils vainquent la difficulté, et puis ils se contentent de l’avoir vaincue ; ils ne savent pas profiter de leur victoire ; ils montrent qu’ils le peuvent, mais qu’ils ne le veulent pas : mais enfin, c’est toujours un défaut, ou d’impossibilité, ou de légèreté. Si le dessein est bon, pourquoi ne le pas achever ? Et s’il est mauvais, pourquoi le commencer ? Que l’homme d’esprit tue donc son gibier, et que sa peine ne s’arrête pas à le faire lever.

CCXLIII

N’être pas colombe en tout.

Que la finesse du serpent ait l’alternative de la candeur de la colombe. Il n’y a rien de plus facile que de tromper un homme de bien. Celui qui ne ment jamais croit aisément, et celui qui ne trompe jamais se confie beaucoup. Être trompé, ce n’est pas toujours une marque de