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Un instant, le transformisme darwinien, qui vient confirmer ces vues, risque de lancer la linguistique sur une fausse piste. Si les langues évoluent, leur évolution doit être semblable à celle des organismes vivants ; elles sont donc elles-mêmes des organismes, existant par eux-mêmes, vivant de leur vie propre ? Cette analogie, qui n’est vraie que par métaphore, crée une fiction dangereuse et tenace ; car beaucoup de savants parlent encore couramment de la « vie du langage », de la « vie des mots », de la « lutte pour la vie entre les idiomes ». Peu à peu cependant, on se convainc que la langue n’existe que dans les cerveaux de ceux qui la parlent et que ce sont les lois de l’esprit humain et de la société qui expliquent les faits linguistiques.

Mais un autre danger surgit. La découverte des évolutions linguistiques a fondé toute l’étude des langues sur leur histoire. Voici qu’après avoir été immobilistes, les linguistes tombent dans l’excès contraire ; beaucoup de savants voudraient enfermer toute la science du langage dans les cadres de la méthode historique. Un siècle après la découverte du sanscrit, on commence seulement à comprendre que l’évolution n’explique pas tout le langage ; que, pour en pénétrer le mécanisme, il faut savoir faire abstraction du temps. La linguistique statique revendique sa place à côté de la linguistique évolutive. Singulière rencontre : si les grammairiens d’avant 1800 avaient étudié le langage sans vues utilitaires, avec des principes purement scientifiques, ils nous auraient dotés d’une théorie des états de langues que la linguistique actuelle, absorbée dans l’étude des changements, commence à peine à entrevoir. Cette tâche lui est facilitée par deux sciences dont les progrès éclairent toujours mieux sa route : la psychologie, qui montre que rien ne se dit qui ne soit aussi pensé, et la sociologie, qui a guéri les linguistes de la conception naturaliste du langage et a montré qu’il est, au moins partiellement, un produit de la vie sociale.

Voici à peu près où nous en sommes. Au total, nous voyons un peu mieux, sinon ce que c’est qu’une langue, du moins ce qu’elle n’est pas : le langage naturel, celui que nous parlons tous, n’est au service ni de la raison pure, ni de l’art ; il ne vise ni un idéal logique, ni un idéal littéraire ; sa fonction primordiale et constante n’est pas de construire des syllogismes, d’arrondir des périodes, de se plier aux lois de l’alexandrin. Il est simplement au service de la vie, non de la