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chaque bouchée, et devant laquelle on pourrait mettre un mastodonte à la broche.

Bien entendu, il est d’une truculence outrancière et fait étalage de férocité. Les consolations qu’il adresse au prince de Montbert sont d’une brutalité héroï-comique :

« Quelle diable de fantaisie vous avait traversé la cervelle de vous marier, vous qui avez vécu en ménage avec les tigres du Bengale, qui avez eu pour caniches des lions de l’Atlas, et vu, comme don César de Bazan, des femmes jaunes, noires, vertes, bleues, sans compter les nuances intermédiaires ! Qu’auriez-vous fait toute votre vie de cette mince poupée parisienne, et comment votre cosmopolitisme se serait-il arrangé du domicile conjugal ? Bénissez-la au lieu de la maudire, et sans perdre votre temps à la rechercher partout où elle n’est pas, insérez délicatement un cahier ou deux de billets de banque dans votre portefeuille et partons ensemble pour la Chine ; nous ferons un trou dans la fameuse muraille, et nous verrons la réalité des paravents de laque et des tasses de porcelaine. Je me sens une furieuse envie de manger du potage aux nids d’hirondelles, des vers de moelle de sureau en coulis, des nageoires de requin à la sauce au jujube, le tout arrosé de petits verres d’huile de ricin ! Nous aurons une maison peinte en vert pomme et en vermillon, tenue par quelque mandarine sans pieds, avec des yeux circonflexes et des ongles à servir de cure-dents. — Quand attelle-t-on les chevaux à la chaise de poste ? »

Dans les déclarations d’amour, voyez quelle furie :

« Ah ! quel horrible pays que la France ! Si j’étais en Turquie, je vous enlèverais sur la croupe tigrée de mon cheval barbe, je vous enfermerais dans un harem aux murailles à créneaux, entouré de fossés profonds, hérissé d’une broussaille de cimeterres ; des nègres muets coucheraient sur le seuil de votre chambre, et la nuit, au lieu de chiens, je lâcherais des lions dans les cours ! »

Oui, Gautier dut beaucoup s’amuser. Les trois amis ne lui faisaient grâce d’aucun cliché : « L’amour est le plus dur de tous les travaux et vous êtes trop paresseux pour travailler, » lui déclare le prince. (N’oublions pas que ce Gau-