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du pied une belle négresse. Elle n’a pas deviné que chacun d’eux s’étourdissait comme il le pouvait ; que l’un et l’autre étaient remplis de sa pensée « comme un vase d’une liqueur divine ». À la veille d’épouser Raymond de Villiers, près d’arriver « au plus haut chapitre de son roman », c’est sa joie seule qui l’épouvante. Comme toute amante romantique, elle sent planer la fatalité. Son bonheur si grand, si inespéré est d’avance marqué pour l’expiation : il ne peut être que frappé. Il l’est, en effet. Raymond de Villiers sera tué en duel parle prince. Du moins, ainsi qu’il l’avait souhaité, son âme entraîne celle d’Irène. Cette course folle au bonheur a été la course à l’abîme. Ah ! que tout cela porte l’empreinte de l’époque.

Et maintenant représentons-nous Mme de Girardin, Gautier, Méry et Sandeau, écrivant à quatre ce livre charmant. Que d’allusions lancées, renvoyées ! Que de gaieté dans les détails ! Les uns et les autres, ils ont gardé certains traits de leur caractère ; ils les grossissent, ils les exagèrent. Irène de Châteaudun a la beauté de Delphine Gay, l’esprit de Mme de Girardin. Edgard de Meilhan est un Gautier selon les légendes ; il a l’horreur des banalités, la haine du bourgeois ; il prend le contre-pied des idées communes. Enfin, il vit de la façon la plus pittoresque.

Je perche sur le bord de la rivière, dans une espèce d’établissement baroque qui vous plaira, j’en suis sûr. C’est une vieille abbaye à moitié en ruine, où l’on a enchâssé, de gré ou de force, un logis percé régulièrement de beaucoup de fenêtres, surmonté d’un toit d’ardoises et d’un acrotère de cheminées de toutes grandeurs ; la chose est en pierres de taille que le temps a déjà couvertes de sa lèpre grise, et ne fait pas trop mauvais effet au bout d’une avenue de grands arbres. — C’est là qu’habite ma mère, qui, profitant des murailles et des tours à demi rasées de l’ancienne enceinte, car l’abbaye était fortifiée autrefois pour résister à une invasion subite des Normands, s’est fait, sur le penchant de la colline, un jardin-terrasse qu’elle a encombré de rosiers, d’orangers, de myrtes, dont les caisses vertes remplacent les vieux créneaux ; je n’ai, dans ce coin de nos domaines, contrarié en rien ses fantaisies féminines.