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question avait mille nuances. Si la parole était baillonnée sous le règne de Nicolas, on ne méditait pas moins, et la pensée forte, fortifiée dans une solitude muette, armée de la science vivante, d’une éloquence fougueuse et à demi libre, entra en lice. Comme cela arrive toujours, les opinions étaient partagées : tout le monde était d’accord qu’il était impossible de rester sous l’ancien régime, la triste fin du règne de Nicolas avait démontré toute la fausseté de son système — il avait conduit la Russie au bord de l’abîme.

Mais il fallait rendre à la Russie sa force et sa gloire. L’ambition impériale, la fierté nationale le demandait à grands cris.

Mais quels étaient les moyens pour atteindre ce but ? Cette question clairement posée, l’opinion publique, jusqu’alors partagée en une grande quantité de nuances, forma deux partis principaux, entièrement opposés l’un à l’autre : le parti de la réforme et le parti d’une révolution radicale.

Le premier ne voulait pas toucher aux fondements de l’empire ; il croyait qu’il suffisait d’entreprendre des réformes — assez considérables du reste — dans l’administration, les finances, l’armée, la justice, l’instruction publique, pour rendre ses forces à l’État chancelant sur ses bases. Ce parti avait oublié une seule chose : nos institutions, notre code contiennent tant de règles d’or, de sentences sages et humaines, qui feraient honneur à tout philosophe ou philanthrope — mais tout cela n’est qu’une lettre morte, parce que la Russie officielle, créée par Pierre I. où il n’y a rien de naturel, où personne n’a ni un champ de mouvement indépendant, ni de libre action, où la vie intérieure et les intérêts de la nation sont sacrifiés au profit de la force extérieure, ne peut admettre l’application de ces lois.

Ils ont oublié que le principal vice de notre gouvernement, vice qui le ronge et lui creuse l’abîme, c’est l’absence totale de la vérité, c’est le mensonge qui est partout et en toute chose, et ils ne pensent pas qu’un mensonge si général et radical ne peut pas exister seulement à la surface, mais doit avoir poussé ses racines dans le fonds même, dans l’origine du système gouvernemental.