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tage de la Pologne. Ici je suis très heureux de pouvoir au moins une fois me rencontrer avec M. Marx, car lui aussi, comme moi, comme tout le monde, appelle ce partage un grand crime. Seulement, je voudrais savoir comment lui, étant donné son point de vue fataliste et optimiste à la fois, a pu se permettre, a pu motiver une pareille condamnation d’un grand fait historique accompli. Proudhon, qu’il aime[1] tant, a été plus logique, plus conséquent que lui. Voulant à toute force absoudre l’histoire, il a écrit une brochure malheureuse[2], dans laquelle, après avoir démontré avec beaucoup de raison que la Pologne nobiliaire devait périr, parce qu’elle portait les germes de la dissolution en son sein, il a essayé de lui opposer l’Empire des tsars comme le représentant de la démocratie socialiste triomphante. C’était plus qu’une faute, je n’hésite pas à le dire malgré le tendre respect que j’ai pour la mémoire de Proudhon, ce fut un crime : le crime d’un sophiste qui, entraîné par les besoins de la polémique, n’a pas craint d’insulter une nation martyre, au moment même où révoltée pour la centième fois contre ses affreux tyrans russes et allemands, pour la centième fois elle gisait abattue sous leurs coups[3].

  1. Il est inutile de faire rem arquer l’ironie de ce verbe. J. G.
  2. Il s’agit probablement de la brochure Si les traités de 1815 ont cessé d’exister (1864), où Proudhon s’est prononcé contre le rétablissement de la Pologne comme État indépendant. — J. G.
  3. Le crime de Proudhon ne fut pas d’avoir victorieusement démontré deux vérités : la première, c’est que l’ancienne république et l’ancienne liberté polonaises étaient des institutions nobiliaires fondées sur l’asservissement et sur l’exploitation de toute la population rurale ; et la seconde, que l’insurrection de 1863, inspirée, de même que toutes les insurrections précédentes, par la pensée patriotique et ardente, exclusivement politique, mais aucunement socialiste, de rétablir le grand État polonais dans ses anciennes limites, devait être fatalement une entreprise avortée. C’était cruel peut-être de dire ces vérités à une nation malheureuse, au moment même où elle succombait sous le fer de ses assassins. Mais enfin c’étaient des vérités, et comme telles elles pouvaient, elles devaient être dites. Le crime de Proudhon a consisté |46 en ceci : Par opposition aux patriotes polonais, il s’est efforcé de représenter les troupes, les fonctionnaires, les sbires du tsar comme des émancipateurs socialistes des paysans de la Pologne, opprimés par leurs seigneurs insurgés. Proudhon, comme la plupart de ses compatriotes, ignorait aussi profondément la Pologne que la Russie ; mais, à défaut de savoir, son instinct de révolutionnaire aurait dû le prémunir contre une monstruosité qui lui a valu les remerciements chaleureux de nos patriotes panslavistes de Moscou, et cela au moment même où leurs camarades, leurs amis, les Milioutine, Tcherkasky et beaucoup d’autres procédaient à la confiscation des biens des Polonais insurgés, non pour les donner aux paysans, mais pour les partager entre les fonctionnaires et les généraux russes, qui ont tout fait dès lors, comme on devait s’y attendre, pour faire détester encore davantage le régime impérial en Pologne. L’Empire russe émancipant qui que ce soit, voilà une absurdité révoltante, qui ce fait certainement pas honneur au jugement ni à l’instinct révolutionnaire de Proudhon. (Note de Bakounine.)