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tomber dans un mysticisme très dangereux, qu’autant que, par une heureuse abstraction fondamentale, on transporte à l’espèce entière, ou du moins à la société, le but primitif (celui de la nutrition et de la conservation de soi-même) qui, pour les animaux, est borné à l’individu, ou s’étend tout au plus momentanément à la famille[1]. »

Et dans une note qui suit immédiatement ce passage, Auguste Comte ajoute :

« Un philosophe de l’école métaphysico-théologique a, de nos jours, prétendu caractériser l’homme par cette formule retentissante : Une intelligence servie par des organes… La définition inverse serait évidemment beaucoup plus vraie, surtout peur l’homme primitif, non perfectionné par un état social très développé… À quelque degré que puisse parvenir la civilisation, ce ne sera jamais que chez un petit nombre d’hommes d’élite que l’intelligence pourra acquérir, dans l’ensemble de l’organisme, une prépondérance assez prononcée pour devenir réellement le but essentiel de toute existence humaine, au lieu d’être seulement employée à titre de simple instrument, comme moyen fondamental de procurer une plus parfaite satisfaction des principaux besoins organiques : ce qui, abstraction faite de toute vaine déclamation, |146 caractérise certainement le cas le plus ordinaire[2]. »

  1. AUGUSTE COMTE, Cours de Philosophie positive, t. III, pages 493-494. (Note de Bakounine.)
  2. Par ces paroles. Auguste Comte prépare évidemment les bases de son système sociologique et politique, qui aboutit, comme on sait, au gouvernement des masses — condamnées fatalement, selon lui, à ne jamais sortir de l’état précaire du prolétariat — par une sorte de théocratie composée de prêtres, non de la religion, mais de la science, ou de ce petit nombre d’hommes d’élite si heureusement organisés que la subordination complète des intérêts matériels de la vie aux préoccupations idéales ou transcendantes de l’esprit, qui est un pium desiderium d’une réalisation impossible pour la masse des hommes, devient chez eux une réalité. Cette conclusion pratique d’Auguste Comte repose sur une observation très fausse. Il n’est point juste de dire que les |147 masses, à quelque époque de l’histoire que ce soit, n’ont été exclusivement préoccupées que de leurs intérêts matériels. On pourrait leur reprocher au contraire de les avoir vraiment trop négligés jusqu’ici, de les avoir trop facilement sacrifiés à des tendances platoniquement idéales, à des intérêts abstraits et fictifs, qui furent toujours recommandés à leur foi par ces hommes d’élite, auxquels Auguste Comte concède si généreusement la direction exclusive de l’humanité : tels furent les tendances et les intérêts religieux, patriotiques, nationaux et politiques, y compris ceux de la liberté exclusivement politique, très réels pour les classes privilégiées et toujours pleins d’illusion et de déception pour les masses. Il est regrettable sans doute que les masses aient toujours stupidement ajouté foi à tous les charlatans officiels et officieux qui, dans un but pour la plupart du temps très intéressé, leur ont prêché le sacrifice de leurs intérêts matériels. Mais cette stupidité s’explique par leur ignorance, et que les masses soient encore aujourd’hui excessivement ignorantes, qui en doute ? Ce qu’il est injuste de dire, c’est que les masses soient moins capables de s’élever au-dessus de leurs soucis matériels que les autres classes de la société, moins que les savants par exemple. Ce que nous voyons aujourd’hui en France ne nous donne-t-il pas la preuve du contraire ? Où trouverez-vous à cette heure le vrai patriotisme capable de tout sacrifier ? Certes, ce ne sera pas dans la savante bourgeoisie, c’est uniquement dans le prolétariat des villes ; et pourtant la patrie n’est bonne mère que pour le bourgeois, pour l’ouvrier elle a été toujours une marâtre.
    Je crois pouvoir dire, sans exagération aucune, qu’il y a bien plus d’idéa |148 lisme réel, dans le sens du désintéressement et du sacrifice de soi-même, dans les masses populaires que dans aucune autre classe de la société. Que cet idéalisme prenne le plus souvent des formes baroques, qu’il soit accompagné d’un grand aveuglement et d’une déplorable stupidité, il ne faut pas s’en étonner. Le peuple, grâce au gouvernement des hommes d’élite, est plongé partout dans une ignorance crasse. Les bourgeois le méprisent beaucoup pour ses croyances religieuses ; ils devraient le mépriser aussi pour ce qui lui reste encore de croyances politiques ; car la sottise des unes vaut celle des autres, et les bourgeois profitent de toutes les deux. Mais voici ce que les bourgeois ne comprennent pas : c’est que le peuple qui, faute de science et faute d’existence supportable, continue d’ajouter foi aux dogmes de la théologie et de s’enivrer d’illusions religieuses, apparaît par là même beaucoup plus idéaliste et, sinon plus intelligent, beaucoup plus intellectuel que le bourgeois qui, ne croyant en rien, n’espérant rien, se contente de son existence journalière, excessivement mesquine et étroite. La religion comme théologie est sans doute une grande sottise, mais comme sentiment et comme aspiration elle est un complément et une sorte de compensation, très illusoire sans doute, pour les misères d’une existence opprimée, et une protestation très réelle contre cette oppression quotidienne. Elle est par conséquent une preuve de la richesse naturelle, intellectuelle et morale, de l’homme et de l’immensité de ses désirs instinctifs. Proudhon a eu raison de dire que le socialisme n’a d’autre mission que de réaliser rationnellement et effectivement sur la terre les promesses illusoires et mystiques dont la réalisation est renvoyée par la religion dans le ciel. Ces promesses, au fond, se réduisent à ceci : le bien-être, le plein développement de toutes les facultés humaines, la liberté dans l’égalité et dans l’universelle fraternité. Le bourgeois qui, en perdant la foi religieuse, ne devient pas socialiste, — |149 et, à bien peu d’exceptions près, c’est le cas de tous les bourgeois, — se condamne par là même à une désolante médiocrité intellectuelle et morale ; et c’est au nom de cette médiocrité que la bourgeoisie réclame le gouvernement des masses, qui, malgré leur ignorance déplorable, la dépassent si incontestablement par l’élévation instinctive de l’esprit et du cœur !
    Quant aux savants, ces bienheureux privilégiés d’Auguste Comte, je dois dire qu’on ne saurait rien imaginer de plus déplorable que le sort d’une société dont le gouvernement serait remis en leurs mains ; et cela pour beaucoup de raisons que j’aurai l’occasion de développer plus tard (I), et que je me bornerai à énumérer ici : 1° Parce qu’il suffit de donner à un savant doué du plus grand génie une position privilégiée, pour paralyser ou au moins pour diminuer et pour fausser son esprit, en le rendant pratiquement co-intéressé dans le maintien des mensonges tant politiques que sociaux. Il suffit de considérer le rôle vraiment pitoyable que jouent actuellement l’immense majorité des savants en Europe, dans toutes les questions politiques et sociales qui agitent l’opinion, pour s’en convaincre : la science privilégiée et patentée se transforme pour la plupart du temps en sottises et en lâchetés patentées, et cela parce qu’ils ne sont nullement détachés de leurs intérêts matériels et des misérables préoccupations de leur vanité personnelle. En voyant ce qui se passe chaque jour dans le monde des savants, on pourrait même croire que, parmi toutes les occupations humaines, la science a le privilège particulier de développer l’égoïsme le plus raffiné et la vanité la plus féroce dans les hommes ; 2° Parce que, parmi le très petit nombre de savants qui sont réellement détachés de toutes les préoccupations et de toutes les vanités temporelles, il en est peu, bien peu, qui ne soient entachés d’un grand vice, capable de contrebalancer toutes les autres qualités : ce vice, c’est l’orgueil de l’intelligence et le mépris profond, masqué ou ouvert, |150 pour tout ce qui n’est pas aussi savant qu’eux. Une société qui serait gouvernée par des savants aurait donc le gouvernement du mépris, c’est-à-dire le plus écrasant despotisme et le plus humiliant esclavage qu’une société humaine puisse subir. Ce serait nécessairement aussi le gouvernement de la sottise, car rien n’est aussi stupide que l’intelligence orgueilleuse d’elle-même. En un mot, ce serait une seconde édition du gouvernement des prêtres. Et d’ailleurs comment instituer pratiquement un gouvernement de savants ? Qui les nommera ? Sera-ce le peuple ? Mais il est ignorant, et l’ignorance ne peut s’établir comme juge de la science des savants. Ce seront donc les académies ? Alors on peut être certain qu’on aura le gouvernement de la savante médiocrité ; car il n’y a pas eu encore d’exemple qu’une académie ait su apprécier un homme de génie et lui rendre justice pendant sa vie. Les académies des savants, comme les conciles et les conclaves des prêtres, ne canonisent leurs saints qu’après leur mort ; et lorsqu’elles font une exception pour un vivant, soyez persuadés que ce vivant est un grand pécheur, c’est-à-dire un audacieux intrigant ou un sot.
    Aimons donc la science, respectons les savants sincères et sérieux, écoutons avec une grande reconnaissance les enseignements, les conseils, que du haut de leur savoir transcendant ils veulent bien nous donner ; ne les acceptons toutefois qu’à condition de les faire passer et repasser par notre propre critique. Mais au nom du salut de la société, au nom de notre dignité et de notre liberté, aussi bien que pour le salut de leur propre esprit, ne leur donnons jamais parmi nous ni de position ni de droits privilégiés. Afin que leur influence sur nous puisse être utile et vraiment salutaire, il faut qu’elle n’ait d’autres armes que la propagande également libre pour tous, que la persuasion morale fondée sur l’argumentation scientifique. (Note de Bakounine.)
    (I) Il les a développées aux feuillets 209-224 de la troisième rédaction (voir ci-dessus pages 88-104). — J. G.