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compliquée d’un élément nouveau : la faculté de penser et de parler.

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L’homme n’est pas le seul animal intelligent sur la terre. Bien loin de là ; la psychologie comparée nous démontre qu’il n’existe point d’animal qui soit absolument dénué d’intelligence, et que plus une espèce, par son organisation et surtout par le développement de son cerveau, se rapproche de l’homme, plus son intelligence se développe et s’élève aussi. Mais dans l’homme seul elle arrive à ce qu’on appelle proprement la faculté de penser, c’est-à-dire de comparer, de séparer et de combiner entre elles les représentations des objets tant extérieurs qu’intérieurs qui nous sont donnés par nos sens, d’en former des groupes ; puis de comparer et de combiner encore entre eux ces groupes, qui ne sont plus des êtres réels, ni des représentations d’objets perçus par nos sens, mais des notions abstraites, formées et classées par le travail de notre esprit, et qui, retenues par notre mémoire, autre faculté du cerveau, deviennent le point de départ ou la base de ces conclusions que nous appelons les idées[1]. Tous ces fonctionnements de notre |121 cerveau auraient été impos-

  1. Il a fallu une grande dose d’extravagance théologique et métaphysique pour s’imaginer une âme immatérielle vivant emprisonnée dans le corps tout à fait matériel de l’homme, alors qu’il est clair que ce qui est matériel seu |121 lement peut être interné, limité, contenu dans une prison matérielle. Il fallait avoir la foi robuste de Tertullien, manifestée par ce mot si célèbre : Je crois en ce qui est absurde ! pour admettre deux choses aussi incompatibles que cette prétendue immatérialité de l’âme et sa dépendance immédiate des modifications matérielles, des phénomènes pathologiques qui se produisent dans le corps de l’homme. Pour nous, qui ne pouvons croire en l’absurde et qui ne sommes nullement disposés à adorer l’absurde, l’âme humaine — tout cet ensemble de facultés affectives, intellectuelles et volitives qui constituent le monde idéel ou spirituel de l’homme — n’est rien que la dernière et la plus haute expression de sa vie animale, des fonctions tout à fait matérielles d’un organe tout à fait matériel, le cerveau. La faculté de penser, en tant que puissance formelle, son degré et sa nature particulière et pour ainsi dire individuelle dans chaque homme, tout cela dépend tout d’abord de la conformation plus ou moins heureuse de son cerveau. Mais ensuite cette faculté se consolide par la santé du corps avant tout, par une bonne hygiène et par une bonne nourriture ; puis elle se développe et se fortifie par un exercice rationnel, par l’éducation et par l’instruction, par l’application des bonnes méthodes scientifiques, de même que la force et la dextérité musculaires de l’homme se développent par la gymnastique.
    La nature, soutenue principalement par l’organisation vicieuse de la société, crée mal heureusement quelque fois des idiots, des individus humains fort stupides. Quelquefois elle crée aussi des hommes de |122 génie. Mais les uns comme les autres ne sont que des exceptions. L’immense majorité des individus humains naissent égaux ou à peu près égaux : non identiques sans doute, mais équivalents dans ce sens que, dans chacun, les défauts et les qualités se compensent à peu près, de sorte que, considérés dans leur ensemble, l’un vaut l’autre. C’est l’éducation qui produit les énormes différences qui nous désespèrent aujourd’hui. D’où je tire cette conclusion que, pour établir l’égalité parmi les hommes, il faut absolument l’établir dans l’éducation des enfants.
    [Je n’ai parlé jusqu’à présent que de la faculté formelle de concevoir des pensées. Quant aux pensées elles-mêmes, qui constituent le fond de notre monde intellectuel et que les métaphysiciens considèrent comme des créations spontanées et pures de notre esprit, elles ne furent à leur origine rien que de simples constatations, naturellement très imparfaites d’abord, des faits naturels et sociaux, et des conclusions, encore moins judicieuses, tirées de ces faits. Tel fut le commencement de toutes les représentations, imaginations, hallucinations et idées humaines, d’où l’on voit que le contenu de notre pensée, nos pensées proprement dites, nos idées, loin d’avoir été créées par une action toute spontanée de l’esprit, ou d’être innées, comme le prétendent encore aujourd’hui les métaphysiciens, nous ont été données dès l’abord par le monde des choses et des faits réels tant extérieurs qu’intérieurs. L’esprit de l’homme, c’est-à-dire le travail ou le propre fonctionnement de son cerveau, provoqué par les impressions que lui transmettent ses nerfs, n’y apporte qu’une action toute formelle, consistant à comparer et à combiner ces choses et ces faits en des systèmes justes ou faux : justes, s’ils sont conformes à l’ordre réellement inhérent aux choses et aux faits ; faux, s’ils lui sont contraires. Par la parole, les idées ainsi élaborées se précisent et se fixent dans l’esprit de l’homme et se transmettent d’un homme à un autre, de sorte que les notions individuelles sur les choses, les idées individuelles de chacun, se rencontrant, se contrôlant et se modifiant mutuellement, et se confondant, se mariant en un seul système, finissent par former la conscience commune ou la pensée collective d’une société d’hommes plus ou moins étendue, pensée toujours modifiable et toujours poussée en avant par les travaux nouveaux de |123 chaque individu ; et, transmis, par la tradition, d’une génération à l’autre, cet ensemble d’imaginations et de pensées, s’enrichissant et s’étendant toujours davantage par le travail collectif des siècles, forme à chaque époque de l’histoire, dans un milieu social plus ou moins étendu, le patrimoine collectif de tous les individus qui composent ce milieu.
    Chaque génération nouvelle trouve à son berceau un monde d’idées, d’imaginations et de sentiments qui lui est transmis sous forme d’héritage commun par le travail intellectuel et moral de toutes les générations passées. Ce monde ne se présente pas d’abord, à l’homme nouveau-né, dans sa forme idéale, comme système de représentations et d’idées, comme religion, comme doctrine ; l’enfant serait incapable de le recevoir sous cette forme ; il s’impose à lui comme un monde de faits, incarné et réalisé dans les personnes et les choses qui l’entourent, et parlant à ses sens par tout ce qu’il entend et ce qu’il voit dès les premiers jours de sa naissance. Car les idées et les représentations humaines, qui n’ont été d’abord rien que les produits des faits naturels et sociaux, — en ce sens qu’ils n’en ont été d’abord rien que la répercussion ou la réflexion dans le cerveau de l’homme, et la reproduction pour ainsi dire idéale et plus ou moins judicieuse par cet organe absolument matériel de la pensée humaine, — acquièrent plus tard, après qu’elles se sont bien établies, de la manière que je viens d’expliquer, dans la conscience collective d’une société quelconque, cette puissance de devenir à leur tour des causes productives de faits nouveaux, non proprement naturels, mais sociaux. Elles modifient l’existence, les habitudes et les institutions humaines, en un mot tous les rapports qui existent entre les hommes dans la société, et, par leur incarnation jusque dans les faits et les choses les plus journaliers de la vie de chacun, elles deviennent sensibles, palpables pour tous, même pour les enfants. De sorte que chaque génération nouvelle s’en pénètre dès sa plus tendre enfance ; et, quand elle arrive à l’âge viril où commence proprement le travail de sa propre pensée, aguerrie, exercée, et nécessairement accompagnée d’une |124 critique nouvelle, elle trouve, en elle-même aussi bien que dans la société qui l’entoure, tout un monde de pensées et de représentations établies qui lui servent de point de départ et lui donnent en quelque sorte l’étoffe ou la matière première pour son propre travail intellectuel et moral. De ce nombre sont les imaginations traditionnelles et communes que les métaphysiciens — trompés par la manière tout à fait insensible et imperceptible par laquelle, venant du dehors, elles pénètrent et s’impriment dans le cerveau des enfants, avant même qu’ils soient arrivés à la conscience d’eux-mêmes — appellent faussement les idées innées.
    Mais à côté de ces idées générales, telles que celles de Dieu ou de l’âme, — idées absurdes, mais sanctionnées par l’ignorance universelle et par la stupidité des siècles, au point qu’aujourd’hui même on ne saurait encore se prononcer ouvertement et dans un langage populaire contre elles, sans courir le danger d’être lapidé par l’hypocrisie bourgeoise, — à côté de ces idées tout abstraites, l’adolescent rencontre, dans la société au milieu de laquelle il se développe, et, par suite de l’influence exercée par cette même société sur son enfance, il trouve en lui-même, une quantité d’autres idées beaucoup plus déterminées sur la nature et sur la société, des idées qui touchent de plus près à la vie réelle de l’homme, à son existence journalière. Telles sont les idées sur la justice, sur les devoirs, sur les convenances sociales, sur les droits de chacun, sur la famille, sur la propriété, sur l’État, et beaucoup d’autres plus particulières encore, qui règlent les rapports des hommes entre eux. Toutes ces idées que l’homme trouve incarnées en son propre esprit par l’éducation qu’indépendamment de toute action spontanée de cet esprit il a subie pendant son enfance, idées qui, lorsqu’il est arrivé à la conscience de lui-même, se présentent à lui comme des idées généralement acceptées et consacrées par la conscience collective de la société où il vit, toutes ces idées ont été produites, ai-je dit, par le travail intellectuel et moral collectif des générations passées. Comment ont-elles été produites ? Par la constatation et par une sorte de consécration des faits accomplis, car dans les développements pratiques de |125 l’humanité, aussi bien que dans la science proprement dite, les faits accomplis précèdent toujours les idées, ce qui prouve encore une fois que le contenu même de la pensée humaine, son fond réel, n’est point une création spontanée de l’esprit, mais qu’il est donné toujours par l’expérience réfléchie des choses réelles.] (Note de Bakounine.) — La partie de la note que j’ai placée entre crochets (les trois derniers alinéas) est biffée dans le manuscrit, et Bakounine a écrit en marge : Employé. Il a fait usage de ce morceau dans la longue Note qui occupe les feuillets 286-340 du manuscrit de L’Empire knouto-germanique (voir au tome Ier des Œuvres, de la ligne 23 de la page 290 à la ligne 1 de la page 293) — On remarquera que le mot formel, dans la présente note, n’est pas pris par Bakounine dans le sens que lui donne, par exemple, Aristote, pour qui la forme est ce qui constitue l’essence des choses, en sorte que l’élément formel est l’élément qui détermine un être et lui donne l’existence actuelle. Dans le vocabulaire de Bakounine, une faculté formelle est une faculté considérée indépendamment de son contenu, indépendamment des réalités concrètes ou abstraites sur lesquelles s’exerce son activité ; le travail du cerveau humain est qualifié de travail formel, parce que, opérant sur les faits réels et les choses réelles qui lui sont donnés, il ne les a pas créés, mais se borne à les combiner et à les agencer, à les systématiser, — J. G.